Friday, September 04, 2009

J'ai lu aujourd'hui....

Rassemblement Pour le Liban - RPL -
Lettre ouverte à Nadim Bachir Gemayel
26-06-2009

Lyna Elias

Ta visite m’a profondément touchée, car elle a réveillé en moi une période qui fut décisive dans l‘histoire du Liban. Une période à laquelle j’ai eu l’honneur de participer d’une certaine façon, puisque je m’étais engagée dans la résistance dès le premier jour de la guerre, le 13 avril 1975, bien avant ma rencontre avec ton père ; parce que j’ai refusé de voir le Liban agressé, je sentais le devoir de le défendre...
Ta visite m’a aussi secouée, car elle a ressuscité en moi des souvenirs heureux et douloureux à la fois. Heureux, car malgré tout le mal que nous nous étions donné, malgré tous les sacrifices, malgré tous les martyrs tombés sur le champ de bataille, malgré toutes les difficultés rencontrées, nous avions fini par réaliser un rêve auquel j’étais la première à croire ; je te le dis simplement, sans fausse modestie. Un rêve que j’ai partagé avec ton père. Au point que j’ai cru perdre la tête, le jour où Bachir a été élu président de la république, tellement ma joie était incommensurable et indescriptible. Seul ton grand père, Cheikh Pierre, comprenait ma joie ce jour-là, comme il me l‘a dit à Bickfaya, juste après les élections. Douloureux, puisque le rêve n’a duré que vingt et un jours ; le pire que je craignais tant est arrivé.

Ta visite-surprise m’a également été d’une grande consolation. Je t’avais porté dans mes bras à ta naissance et je ne t’avais plus revu depuis. Il aurait été pourtant tout à fait naturel que je te consacre du temps, pour te parler de ton père, pour t’initier à la chose publique et t'accompagner dans tes premiers pas de la vie politique. Mais les vicissitudes de la vie et certaines personnes de la famille Gemayel en avaient décidé autrement. Ta maman que j’ai aimée comme ma fille pourra t’en dire assez long.

Enfin te voilà de retour si je puis dire ! Cela suffit pour que je ne reste pas indifférente au geste que tu as fait. Je réponds à ta demande, puisque tu as insisté a ce que je t‘écrive par mail, pour te dire tout ce que j’ai dans la tête. Chose promise, chose due. D’ailleurs, j`ai revu l’image de ton père en toi à ce moment-là, car il insistait toujours pour que je lui mette par écrit toutes les idées qui me passaient par la tête, tous les projets auxquels je réfléchissais, et tous les rêves qui habitaient mon coeur.

Le plus important à mes yeux, c‘est que j’avais décidé de lui écrire, en plus des projets, de belles pensées, de belles méditations, pour qu’il en lise quelques lignes, chaque jour avant de dormir. Je lui disais que la guerre était trop laide, et qu’il fallait que son inconscient s’endorme sur une belle pensée, pour que la beauté envahisse sa vie intérieure ; car la guerre finira un jour ou l’autre, et il fallait préserver son moral, ainsi que son environnement intérieur.

J`ai eu beaucoup de peine en apprenant, qu'après la mort de Bachir, ta tante Madis était venue dans son bureau pour "détruire toute trace" venant de moi. C’est ce qui m’a été dit lorsque j`ai voulu reprendre les dossiers personnels qui me revenaient de droit. Bachir en conservait deux : l‘un intitulé « projets Lyna », et l’autre « personnel Lyna ».

Comme ma petite personne m’importait peu, en ce temps de guerre, je n’avais pas eu l’idée de conserver un double de tout ce que j’ai écrit à ton père. Même les archives de la presse, je n’en ai rien conservé. Aujourd’hui, mes petits-enfants ont envie de savoir ce que j‘ai fait durant cette période de ma vie. Lorsqu’une semaine s’écoulait sans que Bachir ne reçoive une missive de ma part, il s‘inquiétait et me disait en riant : « veux-tu que je t’envoie des blocs-notes jaunes ? » Parfois, il m'appelait spécialement pour me dire cela. C’était sur ces grands blocs-notes jaunes bon marché que je lui écrivais, car nous étions en guerre et n’attachions pas d’importance aux détails.

Pour répondre à ta demande d’une part, étant donné l’importance des grands enjeux politiques qui se disputent l'avenir du Liban d‘autre part, j'ai préféré me pencher sur la situation d’une manière officielle et publique, pour marquer le coup ; afin que tu saisisses l'importance de ce que j’ai à te dire. Cela me rend également plus responsable, quant à mon analyse et mes prises de position. Je ne prétends pas tout savoir, loin de là. Mais je te promets de mettre à ta disposition tout ce qui, dans ce que j’ai appris à travers mes contacts à l'échelle internationale, pourrait te servir, en plus de ma petite expérience qui a toujours été marquée par la transparence et l'honnêteté. Cela, au moins, même mes adversaires politiques le reconnaissent. Tu peux être sûr que je ne te mentirai pas.

Ton père m’a toujours fait confiance ; il a toujours fait confiance à mon jugement, même quand nous nous disputions. Car il m‘arrivait d’entrer en colère, quand je n’étais pas en accord avec ce qui se passait. Tu peux te référer au petit « Livret » que j’ai publié en 2006 dans lequel j‘énumère « les fautes stratégiques commises par les Chrétiens ». Alors tu comprendras.

Une fois, Bachir s’est vengé de mes colères en s’amusant.

La ville de Zahlé était assiégée. Le blocus se resserrait. Les habitants commençaient à perdre le moral à cause de cet encerclement. Bachir m’en a parlé, inquiet, n’osant pas me demander d’y aller. Ayant deviné son intention, je lui propose de monter à Zahlé, pour remonter le moral de la population. Il en était ravi. Ma visite à Zahlé est l‘un de mes plus beaux souvenirs de la résistance. Je me fais couper les cheveux. Je change d‘allure. J'emprunte une autre carte d’identité. Et deux amis, dont un officier de l‘armée se chargent de m’accompagner jusqu‘à Zahlé ; il y avait des barrages de l’armée syrienne tout le long de la route.

Je passe deux semaines à Zahlé, à donner trois ou quatre conférences par jour, dans les abris et les églises, là ou la population était terrée. En toute fierté, je peux dire que j‘ai gagné Zahlé à la cause de Bachir durant ce séjour. Deux témoignages importants confirment ce que je viens de dire : d’abord, le rapport transmis au Q.G. central du parti à Beyrouth, par le bureau Kataëb de Zahlé disant qu‘en 25 ans, le parti Kataëb n’avait réussi à recruter qu‘une cinquantaine de partisans à Zahlé. Le rapport ajoutait : « en deux semaines, Madame Elias a réussi à rallier tous les habitants de Zahle aux FL ».

Au-delà du moral de la population qu‘il fallait remonter, et étant donné le parterre d’hommes politiques présents à une conférence particulière, pendant ce séjour, j’avais décidé de présenter le projet politique de Bachir, en décrivant la stature de l‘homme d’Etat que je voyais en lui. Nous n’étions plus au stade de la défense, instinctive, de notre petit réduit chrétien, agressé en début de guerre. Nous étions déjà dans le projet de libérer tout le Liban, aussi bien de la présence syrienne, que de l'emprise palestinienne, pour construire un Etat fort qui saurait défendre ses frontières.

Un Etat moderne, dans une république de démocratie consensuelle, fondée sur le respect des libertés individuelles et publiques, sur le droit à l'initiative privée, sur l’égalité des chances et le respect des compétences, sur une économie libérale avec des institutions sociales comme agent modérateur. De manière à assurer la qualité d’un enseignement public, à chacun, jusqu’au stade universitaire compris, avec une sécurité sociale qui couvrirait la maladie, le handicap et la vieillesse. Un Etat qui aurait surtout l’adhésion de tous ses citoyens qui seraient fiers de lui appartenir.

C‘est alors qu'il y a eu le témoignage d’Elie Ferzli, une figure politique de la région, qui était anti Kataëb, anti Forces Libanaises et anti Bachir. Il se lève, après cette conférence de deux heures avec questions-réponses à laquelle il a assisté par curiosité, pour me dire : « si tout ce que vous nous dites à propos de Bachir est vrai, nous sommes tous des Forces Libanaises ! » Ce fut là une révolution à Zahlé.

La revanche de Bachir fut très drôle : j’avais complètement perdu la voix, au bout de ce séjour. J'arrivais à peine à chuchoter. Bachir était accroché aux nouvelles, par talkie-walkie, et il suivait, pas à pas, mon aventure. Au terme de ma mission, on avait, pour détourner l’attention des services de renseignements syriens, annoncé avec des haut-parleurs qui sillonnaient la ville, un rendez-vous pour une conférence fixée au lendemain matin, alors que la veille, j‘étais rentrée discrètement à Beyrouth. Anxieux, Bachir m‘attendait à son bureau. Comme je me plaignais d’avoir perdu la voix, il me dit, moqueur : « quelle chance, nous allons être reposés de cette voix pendant quelques jours, puisque tu ne pourras plus nous gronder ! »

A propos de cette confiance qui régnait entre nous, je te citerai deux attitudes indicatives. A chaque fois que nous nous disputions et que je me fâchais, Bachir finissait par me tenir par les épaules, en me disant : « s’il te plait, continue à faire tes projections sur moi ». Un peu plus loin je t’expliquerai pourquoi il me répétait toujours cette phrase. La seconde attitude de Bachir m’a été rapportée par ses compagnons, après sa mort. A chaque fois qu’il entreprenait une opération qu’il savait inadmissible à mes yeux, il disait à son état-major de me la cacher jusqu'à son exécution ; sinon « Madame Elias ne nous laisserait pas faire » leur disait-il, d‘après leur témoignage.

Apres l’opération d’Ehden, dans laquelle Tony Frangié avait été lâchement assassiné, Bachir est passé me voir chez moi. Il supposait l’état dans lequel je me trouvais. Il était troublé lui aussi, ce jour-là. Il ne s’est pas assis. Il est resté adossé, sur un pan de mur qui séparait les deux salons de notre appartement. Quant à moi, tout en colère, je ne l‘ai pas invité à s’asseoir. Je voyais rouge. J’ai même menacé de le lâcher politiquement. Car j’avais toujours devant les yeux le but de cette guerre, qui consistait à régler, d’une manière ou d’une autre, le problème palestinien aux dépens du Liban. Nous avions déjà défié ce complot international ourdi contre le Liban, en gagnant la première manche, grâce à notre résistance chrétienne, à l’étonnement de tous. Cette résistance a été possible parce que nous étions unis. C’est ce que l‘ennemi a compris.

Il fallait donc diviser les Chrétiens, pour les affaiblir et les empêcher de poursuivre leur résistance acharnée contre l'objectif de cette guerre. Sur le terrain, l'assassinat de Tony Frangié a eu pour conséquences d’isoler le Nord du coeur de la résistance chrétienne, et d‘encercler le Centre par le fait même, faisant éclater l’union des Chrétiens et affaiblissant leur résistance ; il a aussi permis aux Syriens d’avoir une réelle mainmise sur le Nord. De plus, la résistance chrétienne du Centre, qui faisait face aux Palestiniens et aux Syriens, n’avait plus son dos protégé. Cette stratégie, qui consiste à diviser les Chrétiens pour mieux maîtriser le Liban, a toujours été le fer de lance des ennemis du Liban.

Malheureusement, il s’est toujours trouvé des âmes faibles, pour collaborer avec l’ennemi et aller dans son sens. C’est ce rôle que Samir Geagea n’a pas cessé de jouer, depuis l’opération d’Ehden, jusqu’à la guerre contre l’Armée Libanaise et contre le Général Aoun, en 1990 ; en passant par les Intifadas successives, à l’intérieur des Forces Libanaises. Sans oublier la guerre de la montagne qui a marqué le plus grand repli des Chrétiens ; et jusqu’à nos jours où il a été sorti de prison, pour continuer à jouer le trouble-fête dans le camp chrétien.

Bachir m’a alors expliqué que le but de l'opération d’Ehden consistait à prendre des otages et non pas à tuer Tony Frangié. Ce denier n’était pas supposé se trouver à Ehden ce jour-là. Cette catastrophe était due à l’action improvisée des jeunes gens sur place qui avaient agi sans instructions. Voyant l'irresponsabilité d’un tel acte qui nous affaiblissait et nous coûtait l’union des Chrétiens, je ne me calmais pas. Bachir, alors, fit le geste de se mordre les dix doigts de la main, en me promettant de discuter avec moi désormais de l'opportunité de chaque initiative, avant toute opération. Je t'avoue que Bachir n’a pas toujours respecté sa promesse, puisqu‘il a demandé à son état-major de me cacher les préparatifs de l’opération de Safra, contre les Ahrar.

Au sujet des Ahrar, je dois te dire pour l’histoire, que Bachir a tout fait pour convaincre Dany Chamoun d’intégrer les Forces Libanaises. Le vrai problème, c’est que Dany n’était pas convaincu de la nécessité des FL, ni de celle d’avoir un seul chef. C’est pourquoi il a adhéré aux Forces Libanaises du bout des lèvres. J’ajoute qu’à chaque fois qu’il y avait une décision importante à prendre, Dany s’absentait.

Nous étions en 1980 ; les Israéliens insistaient pour avoir une seule tête, un seul chef chrétien avec lequel traiter ; Dany aussi avait ses contacts avec l’armée de Tsahal ; ces derniers étaient perdus entre Bachir et Dany. Alors ton père décida de m‘envoyer discuter avec Dany du problème pour tenter de le convaincre, en mettant toutes les cartes sur table.

Bachir m’avait donné ses instructions devant tous les membres du commandement des Forces Libanaises réuni. Il m’a donné carte blanche quant à la décision finale, en me disant « tu peux même proposer à Dany qu’il soit lui-même le commandant en chef des FL, si tu trouves que cela peut le ramener au bercail ; je suis prêt à lui céder la place ». Je vois encore la réaction de tous les membres du commandement, rouspétant, haut et fort : « non, nous n`acceptons pas » ; mais dans un échange de regards avec Bachir, j’avais compris que je pouvais aller aussi loin que cela était nécessaire.

Dany se trouvait à Faqra où il avait construit un chalet, dans le cadre d’un grand projet de station de ski. Robert Hachem, chauffeur de Bachir m’emmène ce matin-là à Faqra dans la Range Rover de ton père qu’il mettait toujours à ma disposition quand j’avais besoin de me rendre en montagne.

Bachir avait fixé un rendez-vous aux membres du commandement, dans l’après-midi même, au Cinquième Bureau cette fois-ci, pour discuter du résultat de ma démarche.

Je prends donc mon courage à deux mains et me dirige à Faqra pour y rencontrer Dany. Si, tout le long de la route, ma tête travaillait à ajuster mes arguments, mon coeur, lui, priait le Saint Esprit pour qu’il m’inspire afin d’avoir la meilleure approche, pour convaincre Dany. J’ai passé cinq heures avec lui, ce jour-là. La conclusion fut, malheureusement, négative.

Même la proposition de Bachir, de lui céder le commandement, a été rejetée par Dany, qui m’a dit a la lettre : « Bachir travaille vingt heures par jour, car il n’a que cela en tête, ce dont je suis incapable (...). »

Dany a été honnête dans son attitude, car c’était un grand dilettante, ne voulant pas s’imposer les contraintes de la politique. Je tiens à saluer, par ailleurs, son courage et sa vision claire de la situation, quand, des années plus tard, au moment de Taëf, il a rejeté catégoriquement cet accord, y voyant tout de suite l'aliénation du Liban et la défaite des Chrétiens.

A mon retour de Faqra, certains membres du commandement étaient au balcon du cinquième étage à attendre la voiture qui me ramenait. L'un d'eux me lança, d’en haut, « blé ou avoine ? » Ils étaient tous pressés de connaître la réponse de Dany. Contrairement à la satisfaction de certains, Bachir était resté pensif ce jour-là ; car il voyait déjà ce à quoi il serait réduit pour unifier par la force les FL, dont les Ahrar représentaient l’enfant prodigue. De telles opérations me font toujours peur ; je les ai toujours condamnées. On sait comment elles commencent, on ne sait jamais comment elles se terminent. Heureusernent que Dany ne se trouvait pas à Safra ce jour-là, car je suis sûre que nous aurions eu droit à une catastrophe similaire à celle d’« Ehden » ! Les hésitations de Dany entraînaient sur le terrain des accrochages permanents, entre Kataëb et Ahrar, surtout à Aïn El Remmaneh. La population en avait marre d’enterrer ses morts. Elle a fini par rejeter à la fois les Kataëb et les Ahrar. Bachir me dit alors : « s’il te plaît, vois ce que tu peux faire dans ce secteur, on ne peut pas laisser cette situation s’éterniser. Tu devras agir en ton nom personnel, car les partis politiques ne sont plus tolérés par la population ».

Je t'évite les détails d’un travail de Titan ; j’ai du visiter chaque quartier, chaque maison, chaque boutique, chaque école, pour écouter tout le monde et organiser, en fin de tournée, des colonies de vacances à des milliers d’enfants, etc. J’ai finalement réussi à gagner la confiance de la population. Cela nécessita deux années. J’ai tenu à couronner ce succès par l'organisation d‘une grande fête de Noël, dans le stade municipal qui a accueilli dix-sept mille personnes ce jour-là. Ce chiffre ne représente rien de nos jours. Nous étions cependant en état de guerre ; il était imprudent de rassembler des foules.

Un détail qui m'avait amusée : en visitant la veille de la fête le stade ou des milliers de chaises avaient été installées, j'aperçois, tout d’un coup, des graffitis griffonnés d‘un côté par les Kataëb, et de l’autre par les Ahrar. La guerre était passée par là, aussi. Il a donc fallu passer la nuit à repeindre, à la chaux, toute l'enceinte du stade. J‘avais obtenu que l’Armée libanaise mette à ma disposition un hélicoptère, avec un parachutiste habillé en Père Noël, qui devait descendre avec un cadeau en main, au moment où Bachir arriverait.

Plus de cinq mille enfants devaient recevoir des cadeaux, ce jour-là. C‘était la première fois que l’Armée engageait un hélicoptère au service d‘une activité civile. Le couronnement de ce couronnement fut la présence de Charles Ghostine représentant les Ahrar. Comme je l’avais voulue, cette fête avait consacré la réconciliation entre les deux partis.

Je te raconte cette anecdote pour te parler du côté enfant, que Bachir avait su conserver en lui.

L'hélicoptère avait tardé à arriver. Comme j'angoissais, ton père m’a taquinée en me disant que je m’étais fait avoir, que l’hélicoptère ne viendrait pas. J'avais à l'époque déjà entamé des démarches discrètes, pour un rapprochement entre lui et l‘Armée. C’est pourquoi il s’amusait à me taquiner, en sous-entendant que toute mon entreprise allait tomber à l’eau.

L'hélicoptère arrive enfin, le parachutiste Père Noël descend avec le cadeau destiné à Bachir : un petit hélicoptère ; ton père m’avait confié un jour, qu’il aurait souhaité avoir un hélicoptère pour ses déplacements. C‘est pourquoi j’ai voulu que le Père Noël, descendu du ciel, le lui offre symboliquement. Il faut que tu retrouves les photos qui ont immortalisé la joie et le regard d’enfant, qu‘avait eus Bachir en recevant son hélicoptère.

Un incident était survenu avant cette fameuse fête. J’avais entrepris ces activités, à Aïn El Remmaneh, en mon nom personnel au début, pour les raisons politiques citées plus haut. La presse a très largement couvert toutes ces activités. Lorsque j’étais sûre d’avoir gagné la bataille, j’ai décidé que le moment était venu pour investir, officiellement, ce travail au service de Bachir.

C’était le but de cette grandiose fête de Noël, qui était en fait une opération médiatique très importante ; elle représentait, à mes yeux, le lancement implicite de notre aventure, en vue de la présidentielle.

Quelques jours auparavant, je reçus un coup de fil du supérieur des Jésuites, le Père Abdallah Dagher, un grand ami, qui me dit que l'Abbé Charbel Kassis voulait absolument me voir, en sa présence et en celle de Soeur Rose Madeleine, la supérieure des Religieuses des Saints Coeurs, une grande amie aussi. Charbel Kassis nous attendait tous les trois, chez lui à Jbeil, cet après-midi là.

Cette convocation ressemblait à mes yeux à un ordre militaire ; elle m’a tout de suite semblé un peu louche, par intuition ; car Charbel Kassis lui aussi était un ami ; il n‘avait pas besoin de deux témoins de ce calibre, pour m'approcher.

Charbel Kassis me fit une entrée en matière assez longue pour me faire des compliments sur l'importance de mon engagement dans la résistance, ainsi que du travail que je faisais (...). II disait qu‘il serait dommage que je l’inscrive au service de quelqu’un d’autre, ajoutant qu’il fallait le garder en mon nom ; pour lui j’avais tout un avenir devant moi. Cette réussite pouvait me servir de tremplin pour une belle carrière politique. Il faisait allusion, bien entendu, à la fête d’Aïn El Remmaneh dont il avait entendu parler. J’ai été absolument scandalisée par ses propos. J’y ai vu, immédiatement, un complot ourdi contre Bachir par ne sais qui !

Ma réponse a été un peu effrontée. Je me suis adressée à Charbel Kassis en arabe, en lui disant : « si vous me faites tant de compliments pour ce que je fais et ce que je suis, et si vous trouvez que j’ai tant d’importance, ce n’est évidemment pas dû ni à ma beauté ni à mon argent, mais seulement à mes principes et à mes valeurs. Si vous apprenez un jour que je suis capable de trahison, tout cet édifice dont vous avez parlé to0berait à l‘eau. Or, ce que vous me suggérez représente à mes yeux une trahison. Il y a un contrat moral, entre Bachir et moi ; sans la demande de Bachir, je ne me serais jamais occupée d’Aïn El Remmaneh ». Là-dessus, je me suis levée pour clore la conversation.

Avant d’entrer dans le coeur du sujet, il faut que tu saches comment et pourquoi j’ai décidé de travailler avec et pour ton père. Tu comprendras alors d‘où vient cette confiance inébranlable qu’il avait en moi. Et ce malgré toutes les pressions faites par certains membres de sa famille, qui n’appréciaient pas toujours ma présence auprès de lui ; à l’exception de ta grand-mère, « Tante Geneviève », car c‘est ainsi que je l‘appelais.

C’était sans doute une grande dame, une femme exceptionnelle. Elle était discrète, tout en ayant une très forte personnalité. Elle faisait marcher à la baguette toute la famille. Elle appréciait le fait que je sois aux côtés de ton père, surtout à ses débuts ; parce qu’elle avait un faible pour Bachir, le plus jeune de ses enfants.

La radio a annonce un jour qu’une énième bombe était tombée dans notre maison, faisant beaucoup de dégâts. Je me trouvais quelque part, en réunion. On m‘en informe et je rentre chez moi aussitôt.

Le spectacle des dégâts, causés par la bombe dans notre salon, n’a pas retenu mon attention, devant l'image de « Tante Geneviève », tenant un balai à la main, pour tenter de dégager les décombres.

J’en étais absolument bouleversée. Devant ma confusion, elle me dit à la lettre : « ce n’est rien en comparaison de tout ce que tu fais pour Bachir ».

Comme je te l’ai déjà dit plus haut, je me suis engagée dans la résistance dès le premier jour de la guerre. J’ai décidé de travailler avec le Tanzim. C’est un groupe d‘intellectuels qui a senti les dangers qui guettaient le Liban depuis 1967, lorsque les Palestiniens décidèrent, suite à la défaite des Arabes dans la « Guerre des Six Jours », de créer leur propre résistance, dans le cadre de l’OLP, et ce à partir du Liban. Les fameux « Accords du Caire » sont venus confirmer ces dangers. Le « Septembre Noir », en Jordanie, avait lui sonné le glas pour le Liban.

J’ai décidé de travailler avec le Tanzim parce qu’il était dirigé d’une manière collégiale, et parce qu’il n’avait aucune ambition politique, au sens étroit du terme. Le seul objectif de cette organisation était de défendre le Liban. Je me suis proposée d’assurer la logistique, au Tanzim, ce qui m‘a obligée à traiter avec les deux autres partis politiques présents sur le terrain, le parti Kataëb présidé par Cheikh Pierre Gemayel, ton grand père, et le parti des Ahrar présidé par l’ancien président Camille Chamoun.

Pendant les deux premières années de la guerre, j’ai eu beaucoup affaire à ces deux grandes figures du Liban dont je garde de nombreux souvenirs. J'ai assisté à plusieurs réunions qui les rassemblaient chez le Président Suleiman Frangié en exercice à ce moment-là ; ma famille a toujours été très liée aux Frangié, le Président Frangié me considérait comme sa fille.

C’est ainsi que j’ai assisté à la naissance du « Front Libanais » à Kfour, chez le Président Frangié ; le Front Libanais a regroupé, autour de ce dernier, le Président Chamoun, Cheikh Pierre, Charles Malek, Jawad Boulos, Fouad Ephrem el Boustany, l’Abbé Charbel Kassis, et Edouard Honein. Tous étaient devenus des amis dont je récoltais souvent les confidences. Jawad Boulos m’a surnommée la Jeanne d’Arc du Liban, Fouad Ephrem el Boustany Catherine de Sienne. Jeanne d’Arc, je connaissais, et depuis, je me prépare au bûcher... Mais il m’a fallu faire des recherches pour savoir que Catherine de Sienne écrivait des lettres de remontrance aux hommes de l’Eglise !

C’est ainsi que plus tard, une fois que j’ai commencé à travailler avec ton père, Bachir m’envoyait assister, de temps en temps, à des réunions du Front Libanais, pour leur faire passer un message ; il n’aimait pas beaucoup y aller lui-même ; il pensait que c’était une perte de temps pour lui.

A chaque problème entre Kataëb et Ahrar, c‘est à moi que Bachir demandait d'intervenir ; j’aimais beaucoup Dany Chamoun. Il me faisait confiance, parce qu'il me trouvait << objective>> dans les conflits, tout en sachant très bien que je travaillais pour Bachir. Quant au Président Chamoun, il m‘a toujours écoutée avec attention. ll avait de la considération pour moi, grâce à l'influence de Cheikh Boutros El Khoury, cette belle figure du Liban, comme il n’y en a plus, malheureusement.

Cheikh Boutros m’aimait beaucoup, et moi je le lui rendais bien. Il avait connu mon père. Il connaissait mon désintéressement, ainsi que l’histoire de ma famille. Il savait aussi que je mettais souvent la main à la poche pour la résistance, contrairement aux autres. C’est ce qu’il avait fait comprendre au Président Chamoun qui, depuis, a eu une attention particulière pour moi. Je raconterai ailleurs de nombreux souvenirs liés à cette période. Mais je te citerai, ici, deux incidents révélateurs. Je ne sais plus pour quelle raison, inadmissible à mes yeux, Bachir fit enlever Charles Ghostine, l’enfant chéri du Président Chamoun et son homme de confiance. Charles Ghostine est aussi le gentleman, l'homme sage et pondéré qui impose son respect a tout le monde. Le lendemain matin, je monte à Achrafieh, pour m'expliquer avec le Président Chamoun et tenter de l'amadouer. J’ai vu une larme lui couler, alors qu’il me disait ; « j’ai adopté Bachir comme un fils. Je l'ai choisi comme héritier politique aux dépens de mes deux enfants. Comment peut-il me faire ce coup, alors qu’il sait très bien ce que représente Charles Ghostine pour moi ? » J‘ai perdu pied devant la stature d’un homme de ce calibre qu’était le Président Chamoun, et devant cette larme que j‘ai vue couler. Je ne trouvais plus d‘argument pour défendre Bachir, autre que l’intérêt national supérieur, qui nécessitait le dépassement de nos conflits internes, pour sauvegarder notre union. L’union, c’était toujours mon cheval de bataille que je défendais de toutes mes forces.

Avec beaucoup de grandeur d’âme, le Président Chamoun a accédé à ma requête. C’est ainsi que Bachir a pu lui rendre visite, l’après-midi de ce jour-là, pour une séance de réconciliation.

Je dois avouer que Bachir n’était pas un Saint. Oh, loin de là ! Surtout quand il était encore jeune.

Mais il a tres vite mûri, pour devenir un homme d’Etat ; presque du jour au lendemain. C’est l'étoffe de cet homme d‘Etat qu’il est devenu que j’avais devinée en lui, quelques années plus tôt. C’est ce dont j’ai toujours été très fière. Car j’étais la première à croire au potentiel de Bachir.

A côté de certaines réactions, instinctives et épidermiques, dont il n’a jamais pu se débarrasser définitivement, mais qu‘il essayait de maîtriser au fur et à mesure, Bachir avait de grandes qualités ; il savait écouter avec beaucoup d’attention. ll saisissait très rapidement. Sa mémoire d’éléphant lui permettait d’emmagasiner les connaissances et les découvertes, grâce à une curiosité toujours réceptive. Sa capacité d’assimilation, ultra-rapide, le rendait capable de faire toutes les associations mentales et cognitives nécessaires. Car les schèmes de sa pensée, toujours sur le qui vive, lui permettaient de saisir, d’apprendre, d’analyser, de synthétiser, et par suite, de progresser en permanence, et plus vite que les autres.

Ces capacités mentales compensaient, chez Bachir, un certain manque d’imagination ; elles venaient au secours d’une intelligence peu conceptuelle, mais qui ne manquait pas de volonté ; une volonté de fer, qui faisait de Bachir un homme d’action, et finalement, un être exceptionnel. Il y avait en Bachir, sans doute, de nombreuses contradictions ; comme en chacun. Cela pouvait atteindre, parfois, le paradoxe chez lui. Bachir pouvait passer d’une situation difficile, où toute sa dureté était engagée, car c'était un homme très dur, et une attitude humaine, où il laissait s’exprimer toute sa sensibilité et son grand coeur. Avec tout cela, Bachir avait deux qualités indispensables pour un homme d’Etat : le courage et la rapidité de la décision.

Il faut reconnaitre que tous les Gemayel sont courageux. Le courage est une qualité qui ne leur a jamais manqué ; ce courage peut parfois friser un amour démesuré du risque, jusqu‘à atteindre une certaine inconscience. Là où Bachir était différent des autres hommes politiques, c’est qu‘il avait le courage de dire, à chacun en face, ce qu‘il pensait de lui. Même si cette personne était indésirable.

Bachir avait surtout le courage de revenir sur une décision qu'il découvrait inadéquate. Nous avons vécu un exemple frappant, avec le projet d’un service militaire qu’il voulait imposer à tous les jeunes des classes terminales, avant leur entrée à l’université. Ce projet avait sa motivation dans notre conception de la société future que nous voulions bâtir au Liban : une société résistante. La notion de résistance devait donc faire partie de tout le système éducatif, depuis le jardin d`enfant, jusqu'à l’université, les sports et l'entrainement militaire faisant partie intégrante de ce système. J‘ai l’honneur et la fierté d’avoir couché sur papier l’ensemble de cette conception du système éducatif, que nous devions confier, par la suite, à des spécialistes, pour sa mise en place.

Ce projet de service militaire, d’un an, trouvait également sa justification dans le taux d’échec, en première année d’université, à cause d’un manque d’orientation suffisante chez les étudiants. Nous avons proposé d’assurer cette orientation pendant l’année du service militaire, en ayant recours à des professeurs spécialisés et à des professionnels représentant les différents secteurs d‘activités. Les étudiants ne perdraient plus une année, en début de cursus, par mauvais choix. Une fois que les commissions, chargées de mettre au point le programme du service militaire, ont fini leur travail, Bachir nous a convoqués à une réunion, pour étudier le lancement du projet. Il fallait tout d’abord sensibiliser la société, surtout les familles dont les enfants étaient concernés.

Bachir a décidé qu’il fallait commencer par Achrafieh, en invitant les parents à une conférence que « Madame Elias donnerait, pour les convaincre ». Malheureusement, ma réputation n’avait pas suffi, ce jour-là, pour convaincre une salle bondée à craquer, où les personnes debout étaient aussi nombreuses que les personnes assises. Les auditeurs m‘ont retenue pendant deux heures pour me faire comprendre qu‘ils me rejetaient ainsi que mon projet ! C‘était un échec médiatique total. Le premier que je rencontrais de cette envergure. Bachir nous a convoqués le lendemain, après avoir visionné l'enregistrement vidéo de la séance. Il nous dit que « si Madame Elias n‘a pas réussi à convaincre les parents, il ne reste plus que moi pour essayer ». Il nous demande d’organiser une autre rencontre, à Jal El Dib, chez les Soeurs de La Croix, et d`annoncer sur les invitations que ce serait lui qui donnerait cette conférence, A ma grande déception, la salle était presque vide. Je me suis installée au dernier rang de l’amphithéâtre, pour observer le déroulement de la scène. Les présents, une trentaine, ont harcelé Bachir, non plus par des questions, mais par leurs remarques quant à l’inopportunité de l’idée. Ce projet faisait perdre une année scolaire à leurs enfants, alors qu‘eux-mêmes trimaient et faisaient tant de sacrifices, pour leur assurer un avenir décent. Pour conclure, ils ont dit ouvertement, leur intention d’envoyer leurs enfants à l'étranger, pour leur épargner ce plan éducatif. Un détail : en observant l'enthousiasme de Bachir aller en decrescendo au fur et à mesure que le débat s’échauffait, mes larmes commencèrent à couler sans que je m’en rendis compte. J’avais accepté mon propre échec dans cette affaire, mais je ne supportais pas celuide Bachir.

Aussitôt après cette expérience malheureuse, Bachir a décidé de retirer le projet et de ne plus en parler ; et ce, malgré tout le travail qui a été fait par plusieurs équipes pendant des mois, pour mettre au point les statistiques et les détails de ce projet. Il fallait du courage et de la poigne pour changer d‘avis et reconnaître que la première décision n'était pas adéquate ; à ce niveau, aucun amour-propre n'entre en jeu. Bachir a renoncé à ce projet qui lui tenait à coeur, aussi facilement qu’il en avait pris la décision. Il a touché du doigt, à cette occasion, combien en définitive la société n'était pas favorable aux milices. Un chef doit rester à l’écoute. Et Bachir savait le faire.

Quant à la rapidité de la décision, qui est indispensable en situation de guerre, elle était un peu exagérée, chez Bachir. C’est ce qui, parfois, lui faisait faire des gaffes, qu’il aurait pu éviter, après « une nuit qui porte conseil ». L’ensemble de cette personnalité, originale et exceptionnelle, était enveloppé d’un charme irrésistible, qui pouvait te faire avaler une couleuvre sans que tu t’en plaignes. Ce charme se transformait en charisme, chez Bachir, quand il s‘agissait de galvaniser les foules.

Pendant les deux premières années de la guerre, j`ai donc aidé le Tanzim, pour lequel je porte toujours une affection et un respect particuliers. Amine m’a fait voir de toutes les couleurs pendant ces deux années-la. Amine détestait le Tanzim. Il ne pouvait pas le voir s'épanouir au Metn, cette région qu’il considérait sa chasse gardée. J’ai toujours considère Amine comme un jeune frère, frustré et rebelle, dont je n'apprécie pas du tout le comportement politique. Amine me dit un jour : « hier soir, nous avons été convoqués, Bachir et moi, par Cheikh Pierre. Il nous a savonnés à cause de toi, car il a découvert que tu travaillais pour le Tanzim ; il est impensable pour Cheikh Pierre que tu travailles en dehors des Kataëb ». C’était, bien entendu un compliment, venant de la part de Cheikh Pierre. Mais j’y avais vu aussi une petite manigance de la part d’Amine.

J’ai découvert la famille Gémayel, à l’âge de douze ans, grâce à ta tante Madis qui m’avait beaucoup aimée. Elle m’avait repérée pendant les camps jécistes. Elle avait deviné en moi un caractère de chef; elle avait fini par me confier, plus tard, la direction de la JEC. C’est depuis ce temps-là que ma légende avec les Gemayel a commencé. Je dois beaucoup à Madis, en ce qui concerne ma formation spirituelle ; ce pourquoi je lui resterai reconnaissante toute ma vie. Même si plus tard, elle a changé d'attitude vis-à-vis de moi, à partir du moment où j’ai travaillé pour Bachir.

Je te raconte tout cela, pour te dire que j‘ai eu à faire, durant les deux premières années de la guerre, à toutes les personnalités politiques chrétiennes de l’époque. Je t’avoue que ma déception a été très grande. J’ai touché du doigt combien chacun ne pensait qu'à ses propres intérêts ou à ceux de son clan. Suite à la bataille de Tall Al Zaatar, il y a eu une accalmie qui m’a permis de bénéficier d’une période de réflexion, et d‘avoir un peu de recul et par rapport aux évènements.

Voici la conclusion à laquelle j‘étais parvenue après l’expérience de ces deux premières années. La guerre sera longue, parce qu’on prévoyait de régler le problème des Palestiniens aux dépens du Liban. Les Chrétiens étaient la cible, parce qu’ils avaient su résister. Les Chrétiens étaient malheureusement dispersés ; ils avaient besoin d‘un seul chef, qui fut capable de prendre les rênes de la résistance. Il y avait une grande corruption dans le pays. Cela se faisait ressentir, même parmi les combattants.

Il y avait donc nécessité urgente d'unifier la résistance et de lui donner une dimension morale fondée sur des valeurs chrétiennes sûres. Il fallait expliquer aux combattants pourquoi ils faisaient la guerre, quelles valeurs ils étaient en train de défendre, et avec quelles valeurs il fallait la faire ; d‘où l'obligation d'assurer une orientation aux combattants. Il fallait aussi procéder à la création de véritables institutions, pour nous permettre de survivre et de résister à long terme. Sans oublier l’information à l’adresse de l’étranger, car nous étions massacrés dans la presse internationale, et traités de fascistes. Il devenait urgent de changer notre image.

Chacun des petits ou grands chefs présents sur la scène se voulait le roi de son quartier ou de sa région ; avec le seul souci de se remplir les poches pour se donner du pouvoir. Moi, j’étais à la recherche d’un jeune chef, propre, non encore corrompu, ayant une forte personnalité et une certaine autorité morale, pouvant comprendre la dimension spirituelle de mon combat. Ce jeune Leader devait avoir, également, une certaine vision de l’Etat à construire. Car, presque toutes les institutions étatiques s’étaient effondrées avec la guerre, quand elles n’avaient pas été neutralisées, ou ne s’étaient pas révélées inefficaces.

Une option politique claire était également indispensable ; car de nombreux théoriciens avaient vu le jour, dans l’environnement de l'Université de Kaslik ; ils avançaient l’idée d’un partage du Liban, pour se contenter d’un petit état chrétien, dans la montagne, un peu à l’image de l’Autonomie au temps de l’Empire Ottoman. Il y a eu beaucoup de rencontres et de débats à ce sujet, auxquels j’étais invitée à participer.

Au début, tous, nous tâtonnions. Au fur et à mesure, ceux qui étaient travaillés par l’idée du partage s’étaient mis à faire des recherches historiques tendancieuses. Ils ont mis en relief certaines périodes du passé, ou le fanatisme religieux avait prévalu à la coexistence ; et ce pour apporter des arguments à leur théorie.

Moi, je n’étais pas adepte du partage ; d’abord instinctivement, à cause de mon éducation et de mon ouverture. Au fur et à mesure, mon engagement chrétien de base me poussait à rejeter l’option du partage ; j’étais convaincue que le Chrétien devait rayonner son Message d’Amour, auprès de l’Autre qui est différent. Avec le temps, avec la réflexion et l’expérience, d‘autres facteurs, économiques et sécuritaires, sont venus s’ajouter à mon argumentation, pour confirmer mon rejet du partage.

A ce stade de la réflexion, j’étais occupée à trouver, rapidement, un chef pour une résistance que je voyais déjà en danger d’effritement à cause de l’égoïsme des responsables. Elle était également menacée de déviationnisme, avec cette théorie du partage qui faisait sérieusement son chemin, parmi une certaine classe d’inte1lectuels gravitant dans la sphère des moines. C`est, d’ailleurs, pour mieux étudier cette option du partage que 1’Abbé Charbel Kassis a rejoint les membres du Front Libanais, puisqu’il présidait l’Ordre des Moines Baladites, dont relevait l’Université du Saint Esprit.

Bachir, je l’ai connu enfant, à la maison paternelle. Je l’ai perdu de vue à mon mariage, quand il avait dix ans. Pendant les deux premières années de la guerre, Bachir était engagé à Beyrouth, avec les jeunes gens d’Achrafieh. Et moi j’étais au Metn, qui a été presque coupé d’Achrafieh jusqu’à la fin de la bataille de Tall Al Zaatar. J’avais entendu vaguement parler du courage de Bachir, mais on me parlait surtout, de sa détermination, de sa droiture et de son honnêteté. Je commençais donc à m’y intéresser.

A ce moment-là, alors que je n’avais parlé à personne de ce qui me préoccupait, un ami d’enfance de Bachir, vint me trouver. Je ne le connaissais pas. Il s’est présenté, et m’a dit qu’il venait me voir dans le grand secret, pour me supplier de m’occuper de Bachir. Selon lui, Bachir était encore un pur, mais il avait peur de le voir dévier, car il n’y avait aucun adulte auprès de lui. Son groupe étant formé de jeunes enthousiastes, pouvant faire des folies s’ils n’étaient pas bien encadrés. Pour me convaincre, cette personne me raconta quelques petits incidents relatant une certaine tendance au fascisme. Cet ami de ton père, à qui je suis reconnaissante, m’avait demandé de ne jamais parler à Bachir de sa démarche, craignant une réaction négative de sa part. J’ai gardé le secret jusqu’aujourd’hui. Je n’ai jamais su si quelqu’un avait poussé cette personne à me tenir ce discours, ou si c’était réellement de sa propre initiative.

De toute façon, j’y ai vu un signe en réponse à mes préoccupations. J’ai toujours agi de la sorte, en restant disponible aux appels de la Providence. C’est, d’ailleurs, ainsi que j’ai interprété ta visite qui m’a permis de te déverser, d’un seul jet, tout ce que je garde dans mon coeur, ou presque, depuis 27 ans ! Et ce dans l`espoir de t’être utile.

Aussitôt après la visite de cet ami de Bachir, je pris mon papier et mon crayon, comme d’habitude. Je mis par écrit routes les conclusions de ma petite expérience. Je fis une analyse de la situation et établis un organigramme de tout ce qui devrait être fait ; d’abord au niveau de l’option idéologique, pour savoir quel Liban nous voulions ; et puis sur les plans militaire, politique, social, à l’intérieur du Liban et à l'extérieur ; car, nous avions besoin de faire entendre notre voix à l'échelle internationale.

Ensuite, j’ai expliqué comment tout ceci nécessitait un chef à la hauteur. Là, j'ai pris la peine de décrire ce que, à mes yeux, signifiait un chef à la hauteur. J'ai décrit, abondamment, pourquoi je souhaitais voir émerger un tel chef, et comment j'étais prête à l'aider. Une fois prête, j'appelle le bureau Kataëb, à Achrafieh, et demande à parler à Cheikh Bachir, en donnant mon nom. On me le passe aussitôt. Je lui exprime mon désir de le rencontrer, sollicitant un rendez-vous. Il me répond sans hésitation qu’il viendrait chez moi à huit heures du soir, parce qu’il ne voulait pas me déranger. Comme j‘essayais de lui donner l'adresse de la maison. Il m'interrompit en me disant : « je connais, c'est près de Cheikh Pierre, là où il y a le drapeau libanais sur le balcon ».

Je te raconte de petits détails très significatifs, pour t'aider à comprendre la suite. A huit heures moins cinq, le téléphone sonne. On m'annonce la secrétaire de Cheikh Bachir. Pendant une fraction de seconde, j‘ai cru que Bachir voulait annuler le rendez-vous. Mais non, la secrétaire m'avertissait qu’il venait juste de quitter le bureau d'Achrafieh et qu'il serait en retard de quelques minutes pour le rendez-vous. Une politesse de roi ! Bachir arrive ; il me salue d’une poignée de main ferme et forte, et nous installons dans le salon intérieur, pour ne pas être dérangés par le va-et-vient de la maison. Je prends la parole pendant presque une heure, avec mon papier à l'appui. Je termine mon exposé en lui disant que ce sont des Hommes qui font l'Histoire ; et que, s'il acceptait de jouer le jeu, j’étais prête à me mettre entièrement à sa disposition.

Pour le rassurer, j’avais ajouté qu'il n'avait rien à craindre de mes ambitions personnelles. J'étais assez mûre pour connaître mon rêve d'avoir une patrie et assez lucide pour avoir conscience des limites de mes propres ambitions ; je suis d'abord une femme, et de surcroît, d'origine syrienne. D'une part, la société libanaise n'acceptait pas encore le leadership d'une femme ; d'autre part, quelles que soient mes illusions quant à mes propres capacités, j'étais consciente du grand handicap de mes origines syriennes. C'est pourquoi, avais-je ajouté, c'est sur lui que je ferai mes projections ; sans avoir besoin de quoi que ce soit, pour travailler, autre que de sa confiance.

Pendant que je parlais, Bachir observait la maison. Son regard se baladait d'un bibelot à l'autre, d'un tableau à l'autre, comme s'il étudiait le goût qu'il y avait derrière. Je ne l'avais pas senti du tout concentré sur ce que je lui disais. Une fois mon discours terminé, Bachir se leva, sans dire un mot ; sans aucun commentaire, il prit le papier d’entre mes mains, sans m'en demander la permission, et partit en me donnant la même belle poignée de main, sans fixer d'autre rendez-vous.

Je ne te cache pas l'angoisse qui m'avait étreinte ; je craignais avoir fait le mauvais choix. Je me souviens d'avoir vécu cette même angoisse pendant trois jours, durant lesquels je ne suis pas sortie de la maison, un peu perdue dans mes réflexions.

Bachir revint te troisième jour, sans m'avertir, comme s'il était sûr que je l'attendrais. Détendu, il s’installa à la même place ; une place qu’il a occupée tout le long de notre aventure, et que les enfants avaient fini par appeler « le fauteuil de Bachir ». La première phrase qu‘il prononça fut « c‘est d‘accord ». C’était sa façon d’aller droit au but sans perdre du temps. Bachir m'a demandé ce jour-là de « garder notre collaboration discrète » pendant quelques mois, durant lesquels il viendrait lui-même me voir ; nous avions besoin de « mieux nous connaître » et de parler longuement de tout ce qui était énuméré dans mon papier « jaune ». Il avait besoin de temps, pour « étudier ses moyens », et les possibilités d'asseoir sa place, dans un parti Kataëb « peu sympathisant » pour le fils cadet ; le droit d'aînesse devait prévaloir aux yeux de Cheikh Pierre et de toute la famille Gemayel. Cette période de gestation a duré quelques mois, pendant lesquels ma seule tâche consistait à lui écrire, et à passer quelques heures avec lui, chaque semaine, pour discuter de l’avenir. Entre-temps, il s’était marié. J’ai rencontré ta maman, la première fois, à un diner discret et simple, chez nous, pour célébrer l'évènement. Je me souviens qu’en partant, Bachir a pris le bouchon de champagne, car il avait l'intention de collectionner tous les bouchons des bouteilles qui avaient été ouvertes à l’occasion de son mariage. Pendant cette période que je croyais discrète, j'ai reçu d’abord la visite d'Antoine Najm, un ami de longue date, qui me dit à la lettre ; « j‘ai appris que tu travailles pour Bachir que je ne connais pas bien ; et je viens le vérifier. Car, je me suis dit : si Lyna a décidé de travailler pour Bachir, c’est qu’il doit y avoir quelque chose de sérieux de ce côté-là. Etant déçu par le comportement d’Amin, je te suivrai, si tu arrives à me convaincre ».

Antoine Najm avait la confiance de Cheikh Pierre et le respect de tout le parti Kataëb ; car il était le responsable de « l’idéologie » du parti. Il a écrit plusieurs livres signés sous le nom d'Amine Nagi. Nous avons travaillé ensemble, Antoine et moi, pendant de nombreuses années, dans le cadre du « Mouvement Eglise pour Notre Monde ». Une grande confiance, et beaucoup d’amitié, nous unissait, même si, à la fin, nos options politiques « idéologiques » ont divergé. J’ai facilement convaincu Antoine Najm, ce jour-là. D’ailleurs, Antoine Najm m’a fait jurer d’écrire un jour mes mémoires ; c’était à la veille de l’élection de Bachir.

Pendant cette même période que je croyais toujours discrète, je reçus un matin un coup de fil de Cheikh Pierre, qui me demandait de passer le voir à la maison. Nous habitions à une centaine de mètres l’un de l'autre. J’accourus, curieuse. Je savais que Cheikh Pierre a toujours eu beaucoup d’affection pour moi ; il me l’a prouvé a maintes occasions, mais jamais il ne m’avait convoquée de cette façon. Cheikh Pierre, ce jour-là, me fit beaucoup de compliments, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Il commença par me dire « qu’il avait confiance en moi, en ma maturité politique, en mon dévouement et en mon engagement au service du Liban (etc.) ». Puis il ajouta « qu’il venait d’apprendre, à sa grande surprise, que je travaillais pour Bachir ; et il ne comprenait pas le choix que j’avais fait ; car, c’est pour Amine qu'il fallait que je travaille, Bachir étant trop jeune, trop enthousiaste (...), n’ayant pas encore assez de maturité, ni de sagesse, pour faire de la politique ».

J'avoue que j‘ai été très touchée par la confiance de Cheikh Pierre. Cela me flattait de constater combien il attachait de l'importance à mon choix et à ma décision. Mais aussi, j‘ai été choquée de voir combien Cheikh Pierre était de l'ancienne génération, attaché au droit d'aînesse, même si les conditions de ce droit d'aînesse n'étaient pas réunies.

J‘eus recours à tout mon courage, et je pris tout mon temps, pour expliquer à Cheikh Pierre quelles étaient les raisons de ma décision, quitte à le choquer par moments. Je lui ai longuement parlé de ce que j‘avais dans la tête ; je lui ai dit que Bachir avait l'étoffe d’un chef, et que, bien entouré et bien conseillé, il pourrait devenir ce Leader dont le Liban avait besoin. J'avoue que lorsque j’ai dit à Cheikh Pierre qu‘au bout du chemin, je voyais Bachir président de la république, il a pâli et m'a presque traitée de folle. Ceci d’ailleurs est resté comme un secret entre nous, dont Cheikh Pierre n’a jamais parlé à personne. Et l‘accolade chaleureuse de Cheikh Pierre après l'élection de Bachir en disait long.

Plus tard, lorsque Bachir a été tué et que seulement au troisième jour j‘avais réussi à me maîtriser, pour monter à Bikfaya présenter mes condoléances, Cheikh Pierre, qui était assis au centre du grand salon de la vieille maison, entouré de beaucoup de monde, se leva à mon apparition, vint lui-même vers moi pour me dire, à haute voix, devant tout le monde, « c’est à vous, Lyna, que nous devons présenter les condoléance ». Cheikh Pierre me soutint du bras, car je chancelais déjà et me fit asseoir à côté de lui. Alors que j‘étais assise ai sa droite, Cheikh Pierre me dit : « je sais que vous étiez de bon conseil pour Bachir (...), et je respecte votre avis. Je tiens à savoir qui, d’après vous, devrait être Président de la République ? ». J’étais au courant des tractations qui se faisaient en coulisses, entre Américains et Israéliens, pour décider qui choisir, entre Amine et Camille Chamoun, la famille Gemayel croyant avoir le droit d’imposer Amine, et d’avoir gain de cause, par sympathie, étant donné la mort tragique de Bachir.

Malgré les larmes que j‘arrivais a peine à retenir, j’ai tenu à être honnête avec Cheikh Pierre, et à lui donner mon avis. Je lui ai dit que, si c’était une question de sympathie pour la famille Gemayel, profondément éprouvée, je préférerais que ce soit lui-même, Cheikh Pierre, qui devienne président de la république. Car Amine n’était pas apte à gérer le pays en cette phase délicate, où il fallait rassembler les Libanais des différentes communautés, et établir des bases solides, pour une véritable union nationale, en vue de sérieuses réformes, pour pouvoir sauver le Liban. Ce dont Amine était incapable a mes yeux ; et de plus, il gaspillerait tout le legs de Bachir ; un legs que nous avions construit avec tant de sacrifices.

Cheikh Pierre m’a aussitôt dit : « vous voyez bien que je suis déjà vieux, et cette responsabilité nécessite beaucoup de travail ; vous le savez vous-même, puisque vous travailliez avec Bachir, jour et nuit ». Je lui ai répondu que s’il acceptait d’être président de la république, pour continuer la mission entamée par Bachir, toutes les équipes de ce dernier seraient à sa disposition et continueraient à travailler d’arrache-pied. Sinon, il serait plus judicieux de confier cette tâche au Président Chamoun, qui saurait rassembler le pays, et qui éviterait son éclatement, ce qu’Amine a si bien réussi.

Sur ce vint Docteur Elie Karamé qui chuchota quelque chose à l’oreille gauche de Cheikh Pierre. Ce dernier se retourna vers moi et m’annonça que, « finalement, Américains et Israéliens s’étaient mis d’accord sur le choix d’Amine, au lieu du Président Chamoun, et que ce dernier avait accepté ». Cheikh Pierre semblait satisfait. Malgré cela, j'ai osé lui ajouter en arabe, un proverbe populaire « Amine brisera la cruche ». C’est ce qu’il fit malheureusement.

Je t’ai raconté quelques détails relatifs à ma relation avec Cheikh Pierre, pour te dire combien cet homme avait de l’honnêteté intellectuelle, pour reconnaitre et apprécier la valeur de mon engagement et pour continuer à demander mon avis, même si je l‘avais contredit dans sa volonté. Bachir n’a jamais raté l’occasion de recourir à cette relation privilégiée que j‘avais avec son père. Il m’envoyait chez Cheikh Pierre, à chaque fois qu’il y avait une mission impossible à lui faire accepter. Ainsi, il m’est souvent arrivé de monter très tôt le matin à Bikfaya, en été, pour y rencontrer Cheikh Pierre, avant qu’il ne descende a son bureau ; c‘était un homme très matinal, qui n’a jamais manqué a ses permanences. Il était également d’une ponctualité exemplaire.

Malheureusement, les détracteurs de Bachir à l’intérieur du parti Kataëb, rôdaient autour d’Amine pour nourrir les zizanies entre les deux frères. C’est ainsi qu’ils se sont mis à me combattre, à l’intérieur du Bureau Politique. Amine soulevait l’argument de mon origine syrienne, pour accuser Bachir et lui reprocher de me faire confiance en me gardant près de lui.

Antoine Najm vint me voir, un jour, pour me dire en riant : « moi j’adore Lyna Elias, mais quelle est ma faute pour être puni et réduit à écouter ses discours pendant une semaine, du matin jusqu’au soir » ? Comme je ne comprenais pas, il m’expliqua, qu’à force d’être harcelé par mes origines syriennes, Bachir a proposé à Cheikh Pierre, en plein Bureau Politique, d’écouter mes discours. Tout était enregistré : les conférences que je donnais en public et les séances d’orientation interne que je faisais aux combattants. Cheikh Pierre demanda à Antoine Najm d’écouter les cassettes qui remplissaient un grand carton, pour vérifier si jamais il y avait une déviation idéologique quelconque, dans mon discours politique, en contradiction avec les principes du parti Kataëb. Pauvre Antoine ; même moi, je ne serais pas intéressée à m’écouter aussi longuement. Bachir ne m’a jamais parlé de cet incident. Nous n’avions pas de temps à perdre pour de telles bêtises.

Pourtant une fois, Bachir m’a fait une réflexion qui m’avait semblé incongrue, parce que je n‘en avais pas saisi le sens au moment même mais que j’ai comprise, par la suite, après l’affaire des cassettes. Il m’avait téléphoné, un jour, pour le rejoindre au Bureau Central du parti, en me disant : « ils veulent m’enfermer ici, pour mieux me surveiller ». Je l’ai donc retrouvé au Q.G. du parti, où il a été assigné à faire un jour de permanence par semaine. Il voulait faire voter, par le Bureau Politique, le projet relatif à la formation des jeunes, les Achbal. Une formation que le parti avait suspendue avec la guerre, et que j’avais proposé de relancer, mais au nom des Forces Libanaises. Car, je voulais donner une formation « libanaise » aux jeunes adolescents, et non pas « partisane ». Bachir avait adopte l’idée, mais il n’était pas sûr de pouvoir faire accepter le projet par le Bureau Politique du parti.

Nous avons passée en revue, ce jour-là, la liste des membres du Bureau Politique, pour savoir qui serait pour, et qui serait contre ce projet. Nous avons fait le pointage pour distribuer le travail de lobbying aux nôtres, de manière à assurer une majorité de voix en notre faveur. A un moment donné, j’ai souligné certains noms que je croyais pouvoir convaincre. Alors, Bachir me regarda avec de grands yeux étonnés, en me disant « tu es alors vraiment naïve, comme on le dit » ! Plus tard, j’ai compris que c’étaient ces personnes-la qui me faisaient la guerre.

Le Bureau Politique Kataëb reprochait à Bachir de ne pas se comporter en phalangiste, et de se présenter toujours en tant que chef des Forces Libanaises. Un jour, j’ai esquissé à Bachir le schéma d’un grand arbre, avec une ligne droite qui séparait les racines des branches. Je lui ai dit que, s’il ne s’arrachait pas à ses propres racines phalangistes, il ne pourrait pas s’élever, grandir, pousser plus haut, ratisser plus large, et étendre ses branches et son ombre sur un espace plus vaste. J’insistais toujours pour qu’il mette en relief son identité des Forces Libanaises. Depuis, il a pris l’habitude de reproduire toujours ce même schéma, sur le papier qui se trouvait devant lui, dans les réunions, au moment ou les autres intervenaient.

Pendant cette période d’échange, j’ai insisté sur deux chapitres importants à mes yeux, relatifs aux options de base. Le premier chapitre portait sur la vision, quant à l’avenir du Liban ; car j’avais deviné chez Bachir une certaine tendance à accepter l’idée du partage. Le second chapitre concernait les relations avec Israël. Au sujet de la partition du Liban que je rejetais, Bachir devenait de plus en plus sensible à mes arguments. Je lui ai proposé de rencontrer des responsables Musulmans, parmi mes connaissances, pour qu’il se fasse lui-même une idée de ce que pensent les Sunnites, et pour voir si on pouvait coopérer, ou non, avec eux ; on lui avait mis dans la tête que les Sunnites libanais étaient les associés des Palestiniens, et qu’on ne pouvait plus vivre avec eux. Il faut dire que l’attitude, complaisante, des Sunnites pendant les deux premières années de la guerre, avait été stupéfiante ; leur silence, face aux atrocités commises par les Palestiniens, était très compromettant.

Malgré cela, je lui ai fait un raisonnement à l’envers. J’ai proposé de prendre comme point de départ le postulat de la nécessité, pour nous Chrétiens, de vivre avec les Musulmans, pour rayonner notre Message, Et de voir, ensuite, avec eux, s’il est possible de les gagner à nos principes et à notre cause, pour bâtir ensemble un Liban indépendant et souverain, qui incarnerait la liberté, le pluralisme et la coexistence, dans ce Proche-Orient monolithique. Bachir accepta de tenter 1’expérience.

Je me mis, alors, à traverser discrètement la ligne de démarcation, pour rencontrer à Beyrouth Ouest les amis musulmans en qui j’avais confiance. Certains amis chrétiens, dont des députés, m’ont aidée aussi, à rencontrer des responsables musulmans que je ne connaissais pas, pour leur parler de Bachir, de son désir d’ouverture, de ses rêves pour le Liban, et pour changer, surtout, la perception qu’ils avaient de lui. Après chacune de ces rencontres, j’organisais une réunion discrète, entre Bachir et la personnalité musulmane qui avait accepté de le rencontrer. Je prenais beaucoup de risques sans doute, car les Palestiniens et les Syriens surveillaient de très près les barrages ; ils notaient les passages répétés de certaines personnes, qu’ils finissaient par liquider physiquement. Ils ne voulaient pas de dialogue entre les Libanais. Je voudrais saluer le courage des Musulmans qui ont accepté de traverser, pour se rendre à Beyrouth Est et y rencontrer Bachir.

L’ami à qui je dois le plus, dans cette aventure, celui qui m’a introduite auprès de nombreuses personnalités et qui a accepté de jouer le jeu avec moi jusqu‘au bout, parce qu’il m'a fait confiance et qu’il a cru en Bachir, c’est le Docteur Walid Naja. Il a pris tous les risques, à son corps défendant, pour se faire l’ambassadeur de Bachir à Beyrouth Ouest.

Par la suite, Bachir a formé un petit comité de réflexion, dont je faisais partie, pour étudier le pour et le contre d’un petit Liban chrétien. L’option définitive a été pour le Grand Liban, avec ses 10452 Km2 qui ont représenté le slogan de sa campagne présidentielle. C'est ce genre de travail, discret et en profondeur, que j’ai fait auprès de Bachir, avant d’entreprendre des activités sociales et publiques de grande envergure, comme l’assainissement de la situation à Aïn El Remmaneh, la création de l'association Help Lebanon, ou l’orientation des combattants.

Le problème des relations avec Israël était plus complexe et plus délicat. Je ne pouvais pas me permettre de me mêler du côté technique, c’est-à-dire purement militaire ; je suis tout a fait ignorante en la matière. Je savais que nous avions des besoins urgents en armement et que nous étions prêts à puiser la ou nous pouvions nous les procurer. Cependant, le volet qui me préoccupait concernait les jeunes gens qu’on envoyait en Israël pour y recevoir une formation militaire. J’ai dit un jour à Bachir mon inquiétude, car je savais pertinemment que dix pour cent de ces jeunes, au moins, seraient recrutés par le Mossad. J’ai suggéré de donner une formation spéciale et intensive à nos combattants, avant leur départ pour Israël, pour leur donner une certaine immunité contre ce genre de recrutement. Malheureusement,les besoins devenaient pressants, les événements se succédant à une vitesse vertigineuse ; nous n’avions pas le luxe du temps pour pouvoir assurer la formation dont je rêvais. Après cet avertissement lancé à Bachir, sa relation avec les Israéliens a commencé à m’échapper, en quelque sorte. Il a compris ma réticence, en même temps, il ne pouvait plus faire autrement.

Cependant, même si je n’étais pas directement impliquée dans les relations avec les Israéliens, je savais que Bachir n’était pas toujours tranquille dans cette relation. Car plusieurs tentatives avaient été entamées, à l’époque, pour l’ouverture d’un dialogue entre Bachir et les Syriens ; et à chaque fois, les Israéliens disaient à Bachir que « le régime de Damas tomberait d’ici quelques mois » ; et donc « cela ne valait pas la peine d’entamer ce dialogue ». Alors que le régime syrien s’est révélé avoir le soutien inconditionnel d’Israël, tant que la frontière du Golan est pacifiée. Et même au Liban, la Syrie s’est révélée comme l’allié « objectif » d’Israël, sur le terrain, à partir du moment où elle a cherché à maîtriser la carte palestinienne. Même dernièrement, lorsque l’Administration Bush, sous les pressions saoudiennes a accepté de donner le feu vert pour un renversement du régime alaouite, en Syrie, c’est Israël qui s’est opposé à ce plan, au dam des Saoudiens et des Hariri.

Bachir avait aussi beaucoup d’amour-propre. Il n’admettait pas l’attitude de condescendance avec laquelle les Israéliens traitaient les Forces Libanaises. Il y a toujours un certain mépris dans la condescendance que Bachir supportait mal. Cela a été particulièrement ressenti lors de l’invasion israélienne, en l982. Bachir a donné des instructions fermes, pour que, ni nos jeunes gens, et surtout pas nos jeunes filles, ni la population en général, ne se comporte avec familiarité avec les Israéliens. Il voulait que tous prennent leur distance. Car les Israéliens étaient quand même des envahisseurs.

L’ambassade américaine refusa d’avoir un contact avec Bachir jusqu’en 1979. Après de multiples tentatives qui avaient échoué, quelqu’un de l’ambassade a accepté d’exprimer à la personne intermédiaire la raison pour laquelle Bachir était persona non grata ; il était classé chez eux comme étant un Chrétien fanatique et séparatiste, n’ayant aucun contact avec les Musulmans. Avant compris cela, Bachir vint me voir, à onze heures du soir, revenant d’un dîner où il était accompagné de ta maman. Il me demanda si l’un ou l’autre des Musulmans, qu’il avait rencontrés chez moi, accepterait d’entrer en contact avec l’ambassade américaine pour leur dire ce qu’il en était, et leur prouver que leurs informations étaient erronées. J’ai tout de suite pensé à Walid Naja qui avait fait ses études aux Usa, ou il avait obtenu un PhD en Economie. Le lendemain, je retrouvais Walid Naja pour lui en parler. Je lui ai communiqué le nom de la personne qu’il fallait contacter à l’ambassade. Walid s’exécuta aussitôt ; en gentleman qu’il a toujours été, il invita à déjeuner le Premier Secrétaire de l’ambassade américaine, pour lui parler de Bachir. C’est ainsi que la porte des Etats-Unis fut ouverte pour Bachir ; quoique le chemin fut assez long et tortueux avant d’arriver au but.

Bachir m’a dit un jour que les Américain avaient enfin permis à une délégation do la ALL (American Lebanese League) de venir au Liban en visite d’information. Les responsables du Département d’Etat avaient mis deux conditions à cette visite : l’invitation ne devait pas se faire au nom de Bachir ; la délégation devait rencontrer aussi bien les Leaders musulmans que chrétiens. Bachir m’a demandé de lancer cette invitation en mon nom personnel. Je n’y ai pas trouvé d’inconvénient. Il exigea que j’accompagne en permanence les membres de cette délégation, depuis leur descente d’avion jusqu’à leur départ. Car il voulait savoir tout ce qui serait dit, lors des rencontres avec los différents hommes politiques libanais. La soule question que les Américains ont posée à chacun, lors de ces rencontres, consistait a savoir si les Libanais s’opposeraient à l’installation d’une base militaire navale américaine au Liban.

La visite, qui a duré dix jours, avait aussi un côté pittoresque. Bachir m’a prise de court en me présentant aux membres de la délégation d’une drôle de façon. C’était à la fin de la tournée ; nous étions réunis dans le bureau de ton père autour d‘un petit cocktail. Il y avait les visiteurs américains et quelques responsables des FL. Les membres de la délégation américaine ont remercié Bachir en insistant, par politesse, sur « le succès de cette visite du à l’efficacité de Madame Elias ». Et Bachir leur a répondu, à ma grande surprise, en rajoutant ; « Ben Gourion disait que Golda Meir était le seul homme dans son gouvernement ; et moi je vous dis que Madame Elias est Ma Golda Meir ». Depuis, Bachir n’avait pas cessé de répéter cela, en toute occasion, même en public ; ce qui ne manquait pas de m’embarrasser, tout en me flattant. Bien entendu, nous avions beaucoup ri, ce jour-là. Cependant, je me rappelle du geste significatif de quelques responsables FL qui, tout en plaisantant, avaient boutonné leurs vestes en disant : « mais alors, qu’est-ce qu’on fait ici, nous autres ? »

Depuis ce moment, une petite guerre intestine a commencé, le machisme des hommes n’admettant pas qu’une femme soit si proche du pouvoir. Ils ne connaissaient pas 1’accord conclu entre Bachir et moi. Ils pensaient que j’avais des ambitions personnelles. Avec leurs petits calculs et les intérêts personnels qui les motivaient, ils ont commence à voir en moi une concurrente. Les petits calculs d’intérêts personnels ont, parfois, entravé de grands desseins à 1’insu de Bachir.

Ma famille a eu depuis toujours d’excellentes relations avec les Hamadé, des notables druzes, dont le cheikh Farid Hamadé, ancien Cheikh Akl de la communauté. Son frère, Badri, était un grand ami personnel ; nous avions élaboré ensemble un rapprochement avec Bachir. Le but était de briser le monopole du leadership de la communauté druze, confisqué par Walid Joumblatt. Bachir avait été ravi de cette initiative dont il avait confié le suivi à une personne originaire du Chouf, croyant bien faire. Cependant, cette personne avait ses propres calculs ; et à long terme, elle avait des intérêts avec Walid Joumblatt. C`est pourquoi le projet de rapprochement avec les Hamadé a échoué. Lorsque les Hamadé m’ont relancée ne comprenant pas la raison des altermoiements, j’ai découvert que la personne chargée de cette affaire avait monté tout un scénario, faux, contre les Hamadé, pour convaincre Bachir de l’inutilité de ce rapprochement. Cette personne faisait partie de celles qui avaient boutonné leur veste...

Après la mort de Bachir, deux responsables israéliens de ce qu’ils appelaient leur ambassade au Liban sont venus un soir frapper à ma porte, sans préavis. Ils m’ont tenu un discours de connaisseurs, en me disant qu’ils avaient été aussi bouleversés que nous par la mort de Bachir, car ils n’avaient pas prévu de remplaçant. Ils voulaient mon avis, pour savoir quelle est la personne qui serait capable de prendre la relève au niveau des Forces Libanaises ; ils prétendaient savoir combien j’étais proche de Bachir. Ces deux responsables israéliens savaient que Fadi Frem voulait absolument quitter les FL ; que Fouad Abou Nader n’était, malheureusement, pas encore capable de couper le cordon ombilical avec son oncle Amine, sinon il aurait été le plus à même de prendre la relève de Bachir. Elie Hobeïka venait d’être impliqué dans l’affaire de Sabra et Chatila, ce qui l’excluait d’office. Quant aux autres, ils étaient encore trop jeunes.

Je savais que Bachir voulait dissoudre les Forces Libanaises, aussitôt investi dans sa fonction de Président de la République. Nous avions étudié et préparé des projets pour l’insertion sociale et professionnelle des membres des FL. Bachir était déjà un véritable homme d‘Etat, et il rêvait d’avoir une armée de 120.000 soldats ; ce qui n’a pas manque d'effrayer les voisins d’ailleurs. Car il a déclaré son intention dans un discours officiel, prononcé en tant que président élu devant des responsables américains et des officiers des Marines ; et ce pour leur signifier les besoins militaires dont son armée aurait besoin. La présence des FL était donc devenue inutile pour Bachir. Il était assez consciencieux pour ne pas faire de compromis, aux dépens des intérêts supérieurs de l’Etat. Et il était déjà le chef de 1’Etat.

Je fais une parenthèse, pour te dire combien Bachir avait l’étoffe d’un homme d’Etat. Au début de sa carrière, si je puis dire ainsi, il était révolté contre l’Armée Libanaise, parce qu’il en était resté au schéma premier, quand le pouvoir politique n'avait pas permis à cette armée de descendre dans la rue, pour faire face aux agressions palestiniennes, et instaurer la sécurité dans le pays. Ceci nous aurait évité les milices. Bachir ne ratait pas l’occasion de critiquer, publiquement, le pouvoir politique et l’Armée.

Mes relations avec l’Armée remontent au temps du Général Iskandar Ghanem, avec lequel j’avais beaucoup d’affinités spirituelles, J’avais fondé, en l970, en coopération avec 1’évêque d’Alep de ce temps-là, son Excellence Monseigneur Joseph Salamé, une association appelée « La Mission Maronite », pour se pencher sur la situation et les besoins des Maronites dans le monde arabe. Cette démarche m’a valu les félicitations du Vatican, et son encouragement, ce qui m’a ouvert de nombreuses portes, depuis ce temps-là. Le Général Ghanem, à mon grand étonnement, s’y était intéressé de très près.

J’ai également construit des relations de confiance et d’amitié avec des officiers de 1‘Armée, pendant la bataille de Tall Al Zaatar. J’ai maintenu ces relations, car elles étaient basées sur la confiance et le respect mutuels. Souvent je discutais avec Bachir au sujet de l’Armée, que je considérais devoir être le rempart du Liban- C’est ainsi que j’ai entamé un rapprochement entre Bachir et certains officiers de l’Armée.

Un jour, j’étais malade au lit, je reçus un coup de fil d’un officier ami qui m’a dit : « demain, Cheikh Bachir va faire un discours au grand stade de Jounieh, à l’occasion du Premier Mai, fête du Travail. Nous comptons sur vous pour qu’il ne critique pas l’Armée dans son discours ». Je me suis dépêchée d’écrire à Bachir pour lui transmettre le message, et pour insister à ce qu’il en tienne compte.

Ce jour-là, le discours de Bachir était d’envergure car il y présentait sa future politique sociale, dont l’esprit était puisé dans la Politique Sociale de l’Eglise. J’avais organisé des séminaires de formation, sur la question, en invitant des spécialistes français à venir animer ces séminaires. Tous les médias étaient mobilisés pour cette occasion. Bachir a vite saisi l’importance de la remarque dont il a tenu compte consciencieusement. Son attitude, ce jour-là, a contribué à consolider un peu plus le rapprochement avec l’Armée ; on attendait de lui un signe positif qu’il a donné au moment opportun.

Il y a d’autres initiatives que j’ai prises pour faire connaitre Bachir et tenter d’améliorer son image auprès de certaines instances, importantes à mes yeux. Parmi ces instances, il y avait Bkerké et le Vatican. Etant donné mon engagement dans l’Eglise, au nom duquel j’ai fait du social et de la politique, j’ai bâti d’excellentes relations de confiance, à plus d’un niveau. De même, j’ai pris l’initiative de rendre visite, régulièrement, au Président Elias Sarkis, pour lui parler de Bachir, pour tenter d’assainir la situation et calmer les esprits ; Bachir n’avait pas manqué de critiquer, d’une manière virulente, le Président de la République de cette époque.

Les Arméniens sont connus pour leur fidélité légendaire. Les relations entre la famille Elias et les Arméniens remontent au temps de mon père, au début du siècle dernier, au moment du grand exode, quand mon père était député des minorités chrétiennes, en Syrie, et qu’il avait réservé le meilleur accueil aux Arméniens. Cette relation privilégiée s’est approfondie, en Syrie, à travers les générations, et s’est prolongée, au Liban, grâce à un grand ami personnel, le feu député Melkon Eblighétian, dont le frère était également député, en Syrie. De plus, mon mari avait entretenu des relations d’amitié avec des membres du Parti Tachnak, dont plusieurs secrétaires généraux qui se sont succédé à la tête du parti. Ces relations m’ont permis d’intervenir, pendant les deux premières années de la guerre, à chaque fois qu’il y avait des problèmes entre les Kataëb du Metn et les Arméniens de Bourj Hammoud ; et il y en avait en permanence. J’ai été souvent réveillée, la nuit, pour régler des problèmes suscités par Amine qui ne voulait pas admettre la « neutralité positive » des Arméniens, pendant la guerre. Pourtant, cette neutralité nous a rendu beaucoup de services, en ce temps-là. Je me contenterai d’en citer un seul, très significatif.

Cheikh Pierre tenait à descendre tous les jours à son bureau, à Saïfi. Avant la bataille de la Quarantaine, la traversée du pont du même nom était, parfois, une véritable aventure. Les jours où les francs-tireurs s’activaient, on m’informait du passage de Cheikh Pierre, une demi-heure à l’avance, et j’avertissais le responsable du parti Tachnak, à Borj Hammoud, dont on m’avait communiqué le nom et qui était devenu mon agent de liaison, pour qu’il contacte lui-même le responsable palestinien du camp, afin d‘obtenir une accalmie d’une heure, pour que Cheikh Pierre puisse traverser. Souvent, il fallait entreprendre les mêmes démarches, pour le retour.

Par contre, Bachir a su sceller une véritable alliance avec les Arméniens, basée sur la confiance et le respect mutuels. Lorsque je l’ai réuni, chez nous à la maison, avec les responsables arméniens, ces derniers ont commencé par lui exprimer leurs « réserves » étant donné les mauvaises expériences qu’ils avaient déjà vécues avec Cheikh Pierre et avec Amine. Et Bachir leur a tout de suite répondu qu’il n’était ni Cheikh Pierre, ni Amine. Après un tour d`horizon, passant en revue l’historique de la présence arménienne au Liban, et son évolution, ainsi que 1’apport positif de leur communauté, au niveau social et économique, les responsables arméniens ont exigé une seule condition : être consultés, pour participer à la décision, quand il s'agit des options stratégiques qui concernent l’intérêt supérieur des Chrétiens et du Liban. Bachir a beaucoup apprécié ce souhait de consultation et de participation à la décision, exigé par les responsables arméniens ; car cela signifiait, à ses yeux, qu’ils se sentaient déjà libanais à part entière, et concernés par le sort des Chrétiens du Liban. Puis, à son tour, Bachir leur a exprimé son souhait de voir les écoles arméniennes enseigner la langue arabe, avec l’Arménien et les autres langurs étrangères, pour une meilleure intégration des nouvelles générations, dans la vie sociale et politique libanaise.

Bachir n’a pas manqué de faire l’éloge de la communauté arménienne, qui devrait être un exemple à suivre par tous. Il a salué son courage, qui lui a permis de surmonter, très rapidement, l’épreuve de l’exode. Sa dignité, qui ne permet pas d’avoir un seul mendiant arménien. Sa conscience professionnelle, qui lui assure la réussite dans tous les domaines de 1’activité artisanale, commerciale et professionnelle. Sa bonne organisation, qui prévoit des écoles, des dispensaires, des hôpitaux, et des associations culturelles, afin de sauvegarder son patrimoine. Sa solidarité, qui prend en charge tous les démunis, les orphelins et les handicapés de la communauté. Les Arméniens représentent une grande nation, la première qui a adhéré, en tant que telle, au Christianisme ; ils incarnent les vraies valeurs chrétiennes, qu’ils n’ont jamais trahies, malgré les vicissitudes de la vie, qui ne les ont pas épargnés.

L’initiative des rencontres avec les députés a été un facteur positif et efficace. Deux ans avant son élection, j’ai dit à Bachir qu’il nous fallait acquérir le consentement de quelques députés, qui deviendraient le noyau dur sur lequel on pourrait bâtir ultérieurement, sans toutefois leur parler directement des présidentielles ; nous en étions encore loin d’ailleurs. J’ai décidé de commencer par des députés choisis parmi mes connaissances, avec lesquels j’avais des affinités. Il y avait à ce moment-là un groupe appelé « les Députés Maronites Indépendants ». Ces députés, une douzaine, se réunissaient une fois par semaine, chez notre ami et voisin, Me Auguste Bakhos. J’ai donc planifié de les cuisiner, d’abord un à un, secrètement, et leur faire rencontrer Bachir, individuellement. Une fois tous acquis à ton père, je les ai réunis chez moi et leur ai annoncé l’arrivée imminente de Bachir, à leur grande surprise ; aucun n’avait raconté aux autres sa précédente rencontre avec Bachir. C’était très amusant de voir combien Bachir était encore un sujet tabou. Ce groupe a finalement été le fer de lance de la campagne présidentielle. Je reviens à cette visite des Israéliens qui étaient à la recherche d’un nom pour le placer à la tête des FL. J’avoue que j’ai commis ce jour-là une faute grave ; soit par aveuglement, Bachir venait de disparaître et je me sentais encore perdue ; soit par manque de vision et d’expérience, puisque je n’avais jamais traité avec les Israéliens. Une faute dont je me mords les doigts tous les jours, car je leur ai donné le nom de Samir Geagea. Les deux responsables israéliens n’avaient pas l’air de connaître Samir Geagea. Ils ont voulu s’en référer à Jérusalem, pour vérifier son dossier, car il avait suivi un entrainement chez eux.

J’ai donné le nom de Samir Geagea parce que je me suis trompée sur le personnage. Je ne suis pas la seule à m’être trompé à son sujet. Je porte très lourd, jusqu’aujourd’hui, cette faute que j’ai commise et qui est impardonnable, étant donné le mal qu’il a fait au Liban. Je me sens malheureusement très responsable ; car le choix de Samir Geagea s’est révélé être le mauvais choix, pour ne pas dire le pire. Deux semaines plus tard, les deux Israéliens sont revenus pour me dire que les responsables, à Jérusalem, avaient donné leur accord ; ils ont demandé à rencontrer Samir Geagea. Je leur ai organisé cette rencontre, durant laquelle il a présenté des arguments qui semblaient raisonnables, jusque là. Il leur a dit qu’il n’était pas originaire de Beyrouth, ni fils d’une famille d’Achrafieh pour être accepté et admis à la tête des FL. Il pensait qu’il était préférable de le nommer responsable d’une région d’abord, la montagne par exemple, pour qu’il puisse y gagner une bataille qui justifierait sa nomination, par la suite, à la tête des FL. Puis il a demandé à se rendre en Israël, en premier, pour y rencontrer des responsables et se mettre d’accord avec eux sur certains points.

Une seconde réunion avec les Israéliens a eu lieu où je ne fus présente qu’à la première partie de la rencontre ; je n’étais pas assez curieuse pour en savoir plus long, je ne le jugeais pas nécessaire. Je préfère mettre les gens on contact et me retirer. Peu de temps après sa visite en Israël, Geagea a été nommé à Bhamdoun.

Je montais visiter Geagea, de temps en temps, quand il était à Bhamdoun. Il m’a dit un jour qu’il avait envie de lire Hegel. Je lui ai fait monter tous les livres de Hegel que j’avais chez moi ; et je lui en ai rapporté d’autres, lors d’un voyage à Paris. Je ne savais pas encore que la lecture de livres philosophiques pouvait faire tourner la tête à certains, quand ils n’avaient pas une véritable formation philosophique de base.

Au printemps de 1983, j’ai décidé d’organiser une rencontre entre le Colonel Michel Aoun qui n’était pas encore Chef de l’Armée, et Samir Geagea qui se trouvait déjà à Bhamdoun. J’avais découvert le Colonel Michel Aoun pendant la bataille de Tall Al Zaatar ; je l’avais retrouvé auprès de Bachir. J’ai prévu que ces deux personnages allaient jouer un role plus tard ; je voulais qu’ils se connaissent, qu’ils s’entendent, pour travailler ensemble au service du Liban. J’ai toujours insisté sur la nécessité d’une coopération entre les FL et l‘Armée, comme je le faisais au temps de Bachir.

J'ai donc organisé cette réunion, après avoir consulté les deux qui avaient accepté de se rencontrer. Malheureusement, le résultat a été à l’opposé de ce que j’avais préconisé. C’est plus tard que j’ai découvert le vice de fond dans cette alliance que je voulais positive, et qui était impossible parce que contre-nature. Samir Geagea s’est révélé être un simple milicien, un pur ambitieux de pouvoir, pour qui la fin justifiait tous les moyens. D’un homme qui me semblait au début modeste et sage, honnête et désintéressé, bien que je connusse ses idées révolutionnaires qui ne me dérangeaient pas, Geagea s’est transformé en quelqu’un qui se croyait investi d’une mission divine, se croyant être le nouveau messie qui allait entreprendre une révolution universelle ». Ce sont ses propres paroles, publiées dans le journal Al Amal, sur deux pages entières, en 1984, après la débâcle de la montagne, cette grande défaite des Chrétiens dont il porte la responsabilité.

A partir de ce moment, j’ai compris la gravité de la faute que j’avais commise. Je le lui ai dit en premier, ce qu’il ne m’a probablement jamais pardonné. Pendant qu’il était à Bhamdoun, Geagea avait commencé à avoir un comportement étrange. Il lui arrivait de s’enfermer pendant plusieurs jours dans une chambre, sans manger ni boire, refusant d’être dérangé par personne. Un de ses hommes, à l’époque, inquiet de cette dérive, était descendu de Bhamdoun, la nuit, spécialement pour m’informer de cette situation.

Tandis que le Général Michel Aoun s’est révélé être un vrai homme d’Etat, formé la noble école du nationalisme, de la responsabilité et du devoir, diplômé des plus grandes Académies militaires du monde, où il a appris le sens de la stratégie, alors que nous n’étions encore que des enfants de coeur, tâtonnant en politique. Bachir a toujours eu recours aux conseils du Général Aoun, dans beaucoup de domaines. Il avait déjà décidé de le nommer à la tête de l’Armée, après sa prestation de serment. Je suis d’ailleurs étonnée comment tu n'as pas essayé de te rapprocher du Général Aoun, pour en savoir plus au sujet de ton père. Tel que je le connais, il se serait fait le devoir de t’initier à bonne école.

Un des professeurs qui avaient travaillé avec moi au CEROC a reçu un jour une invitation, pour donner un cours sur le Proche-Orient, aux Usa, à titre de professeur visiteur. Pendant son séjour, un officier américain qui faisait partie de ses étudiants lui a demandé un service : faire un parallèle entre le portrait du General Aoun et celui de Bachir Gemayel. Nous étions en 1987. Le professeur, étonné, a répondu qu’il ne connaissait, ni l’un ni l’autre, autrement que par la presse, comme tout le monde ; ce qui était vrai. Et l’officier d’insister en lui disant : « mais vous êtes proche de la dame qui a bien connu les deux ; vous pourrez vous informer auprès d’elle ». Sans commentaire.

Tu dois savoir par ailleurs que Samir Geagea ne supporte même pas le nom de Bachir. Il a tout fait pour éliminer le souvenir du fondateur des FL. Car il y a eu de nombreux problèmes entre eux, du vivant de Bachir. En ce temps-là Samir Geagea n’avait jamais accepté de s’intégrer aux Forces Libanaises ; il s’identifiait comme phalangiste du Nord. Il avait même créé sa propre caisse, pour financer ses hommes. Et voila qu’aujourd’hui, pour servir ses propres desseins, ayant compris l’importance du legs de Bachir, il essaie de se présenter comme son héritier, après avoir fait main basse sur les institutions laissées par Bachir. Preuve en est, tous ceux qui étaient avec Bachir l’ont quitté, ainsi que tous ceux qui avaient réellement cru, avec sincérité, en un Liban chrétien. Il cherche à recruter, aujourd'hui, parmi une nouvelle génération de jeunes, l6-20 ans, une génération qui ne connait pas l’histoire de la guerre, et à qui il ne veut surtout pas raconter le passé.

Après avoir abattu, lâchement, des centaines de membres des FL, et fait couler un sang innocent parmi ses propres compagnons, Samir Geagea a fait la guerre contre 1’Armée Libanaise, en prêchant à ses combattants un Liban chrétien, et en les endoctrinant, à fond, contre les Musulmans. Cette information, je la tiens de ses propres hommes. Et le voilà, aujourd’hui, aux côtés de Hariri, dans une alliance contre-nature.

Il ne faut pas oublier l’instinct de conservation d’un criminel qui le pousse, consciemment ou inconsciemment, à se placer du côté du pouvoir, pour chercher protection. C’est seulement ainsi qu’on peut comprendre ce qui a poussé Samir Geagea à prendre des positions politiques successives, incompatibles avec toutes les théories qu’il avait avancées, quant à la sécurité de la communauté chrétienne. Et ce depuis l’Accord de Taëf qu’il a soutenu, non par conviction, mais pour être du côté de la majorité au pouvoir. Jusqu’à sa position aux cotés de Hariri, avec lequel rien, absolument rien, ne le réunit ; en passant par son alliance avec les Syriens, contre le Général Aoun et l’Armée Libanaise.

Lorsque Geagea est rentré à Beyrouth, après la débâcle et la défaite de la montagne, il a entrepris d’inviter une quinzaine de personnes, dont moi-même, et quelques officiers de l’Armée Libanaise qui avaient des accointances avec lui, à une réunion pour nous exposer son projet de cantonnement du Liban ; avec des cartes grand format, en couleurs, et une documentation à l’appui. J’ai été surprise par cette théorie, qui était à l’opposé de tout ce que nous avions construit avec Bachir. Lorsqu’il a exposé une grande carte du Liban partagé en cantons, certains grands et d’autres plus petits, une image m’a sauté aux yeux, celle d’un canton chrétien au Akkar. Je pris alors la parole, car je me contentais, jusque-là, d’écouter les soit disant spécialistes, et j’ai posé une question de bon sens qui me semblait vitale : que ferions-nous si ce petit canton chrétien, complètement encerclé par d’autres cantons musulmans, et n’ayant surtout aucun accès à la mer, était agressé par ses voisins ? Comment allions-nous lui faire parvenir de l‘aide, de la nourriture, et le minimum de logistique ? Tous les présents étaient embarrassés, et ne savaient que répondre. Un officier de l’Armée, que je ne connaissais que de nom, s’est levé, alors, et a dit à haute voix : « je comprends maintenant pourquoi Cheikh Bachir appelait Madame Elias Golda Meir ». Et la réunion s’est terminée sur la promesse de mieux étudier la question.

Je sais, mon cher Nadim, que je te raconte des choses qui peuvent me coûter la vie. Mais, vois-tu, ma vie est à son crépuscule ; si elle peut encore servir à dégager la vérité, pour sauver le Liban à un moment crucial de son histoire, ce serait une aubaine. Les Libanais en général, et les Chrétiens en particulier, ont besoin que quelqu’un leur ouvre les yeux, en leur criant la vérité en face, pour qu’ils prennent conscience des manipulations dont ils font l’objet, et des mensonges qu'on leur répète à longueur de journées, à travers des médias corrompus ; il faut les réveiller de leur torpeur.

Il est certain que si Bachir était encore vivant, il n`y aurait jamais eu de 13 Octobre 1990, car il aurait été impensable pour lui de voir sa milice porter les armes contre l’Armée Libanaise, même si ce sont les Américains qui le demandent. Si Bachir était vivant, l’Accord de Taëf n’aurait pas eu lieu, et Rafic Hariri n’aurait jamais pu faire du Liban ce qu’il en a fait. Pourquoi donc a-t-on tué Bachir ?

Bien au contraire, Bachir aurait consolide l’autorité du Président de la République, en convainquant les Musulmans d’y adhérer de plein gré, dans l'intérêt supérieur du Liban, et dans leur propre intérêt ; car seul un président chrétien, fort, peut protéger les libertés de tous et de chacun. Il ne faut pas oublier que le Liban est la seule exception dans ce Proche-Orient, où la liberté de croyance est de rigueur, ce qui fait la différence avec tous les autres pays de La Ligue Arabe qui savent qu’ils ont intérêt à préserver cette exception.

Quand on se penche sur le contenu de l’Accord de Taëf, on se demande comment la main des députés chrétiens n’a pas tremblé avant de le signer. On se demande comment ils peuvent dormir tranquilles, encore aujourd’hui, alors qu’ils ont en réalité vendu le pays. On se demande aussi comment le chef de l’Eglise Maronite a pu donner son consentement, pour un tel accord. Quant à Samir Geagea, il avait dit à ses combattants, dont j’ai récolté le témoignage, qu’il a décidé d’accepter Taëf, pour changer les choses de 1’intérieur. A son avis, il fallait entrer dans le système du pouvoir, pour travailler à son renversement, de dedans.

D’après ce même raisonnement, Geagea, qui a toujours prêché à ses combattants un petit Liban chrétien dont il se contenterait, il pourrait leur dire, également, qu’il a accepté de s’allier aux Hariri, en admettant le fait accompli de l’implantation des Palestiniens, pour qu’à l’avenir, il puisse réclamer le partage du Liban, de manière à obtenir un petit canton chrétien, en prétendant qu’il n’est plus possible de vivre avec les Musulmans devenus majoritaires grâce aux Palestiniens.

L’Accord de Taëf comporte, entre autres, un volet relatif aux réformes administratives et institutionnelles. Je m’étais, moi-même, penchée sur ce volet, des années avant l’accord de Taëf. Je m’étais dit qu’un jour ou l’autre la Syrie devra se retirer. Il faut qu’au préalable, les Libanais se mettent d’accord sur toutes les réformes nécessaires, pour gagner du temps, dans la perspective de construire un Etat digne de ce nom, qui respecterait les droits de toutes les communautés.

En 1984, j`ai eu la chance de rencontrer Edward Azar qui dirigeait un centre de recherches à Maryland University, à Washington. Ed Azar était originaire du Liban, et son centre de recherches avait un contrat avec le gouvernement américain pour faire des études sur le « Conflict Management », la gestion des conflits. Je venais de fonder le CEROC, et l’idée l’avait enchanté. Il s’est alors proposé de m’aider dans mes projets. C’est donc avec lui que j’ai tenté une première approche, entre Chrétiens et Musulmans, en organisant des séminaires, à Washington. En 1984-1985, il était plus facile de se réunir aux Usa qu’au Liban.

Ces rencontres ont été très utiles, pour rapprocher des intellectuels de différentes communautés, et pour montrer aux Américains ce que pensent réellement les Libanais. Sélim El Hoss, Nabih Berri et Walid Joumblatt avaient accepté de jouer le jeu avec moi. Ils avaient choisi leurs délégués à ces séminaires, à l’instar des différentes factions chrétiennes. Toutes ces rencontres étaient financées par le CEROC (centre d’études et de recherches sur l’orient chrétien) que j’ai fondé en l983, après la mort de Bachir.

En 1986, j’ai modifié la composition de ce groupe pour y inclure, aux côtés des politiques, des spécialistes constitutionnels. Nous avons commencé à nous réunir au Liban, d’abord dans un couvent de la montagne où les moines Antonins nous accueillaient discrètement ; ensuite, à l’hôte1 Colibri de Baabdat, en hiver, quand le lieu était désert. Nous avons même été à Chypre, pendant une semaine, dans un hôtel perdu de la montagne, pour y finaliser nos travaux. Nous nous étions mis d'accord sur de nombreuses réformes, relatives à la décentralisation administrative et aux nominations aux postes de responsabilité de première catégorie. Nous étions arrivés, les Maronites présents dans ce groupe, à accepter de rendre rotatifs tous les postes de première catégorie, y compris celui de Chef de l’Armée, à condition de ne pas toucher au statut du Chef de l’Etat ; ce que tous les Musulmans soutenaient de plein gré.

Quelle ne fut ma surprise de constater que tous nos travaux se sont retrouvés à Taëf, où ils ont été amputés, déformés, défigurés et prostitués, je dirais. Car l’équipe de Hariri en avait pris ce qui convenait à ce dernier. Et Hariri a réussi à imposer aux députés réunis à Taëf ses conditions à savoir arracher au Président de la République ses prérogatives pour les confier au Premier Ministre. Voilà, Taëf se résume ainsi. Peut-on ne pas voir dans cet événement une résultante du Congrès Islamique de Lahore ? En effet, il y avait eu un Congrès Islamique à Lahore, en 1979. Il y avait une délégation libanaise, à ce congrès, présidée par le Mufti Hassan Khaled. Lors d’une séance plénière, le délégué saoudien wahhabite a expliqué qu’il fallait protéger les jeunes Musulmans contre la civilisation occidentale qui les attire, surtout quand ces jeunes partent à l’étranger, pour faire des études, en Europe et aux Usa ; car le climat de liberté est nuisible à leur éducation religieuse dans l’Islam. A ce moment-là, le Mufti Khaled prend la parole et leur dit : « les jeunes Musulmans du Liban représentent 1’avant front de ce danger, car ils sont en contact quotidien avec la civilisation occidentale et le climat de liberté qu’ils vivent dans les universités, à cause de la présence chrétienne. C’est donc les Musulmans du Liban qu’il faut aider en premier, pour qu’ils résistent à la civilisation occidentale ».

C‘est ainsi que des résolutions secrètes ont été prises lors de ce congrès, dont celle d’islamiser le Liban par la terre. Il y a eu, cependant, une voix musulmane modérée, qui faisait partie de la délégation libanaise, qui a essayé d’expliquer comment le Liban est une exception, dans ce Proche-Orient, une exception qu’il fallait préserver, mais ce fut en vain. Ce sont probablement des Musulmans libanais modérés qui en ont informé, directement ou indirectement, des hommes de l’Eglise. Car nous avons été alertés par le Vatican, quant à cette décision.

Puis, un an plus tard, apparut Rafic Hariri, illustre inconnu jusque-là, qui se présente comme un grand mécène, voulant aider les gens touchés par la guerre, au nom du roi d’Arabie Saoudite. Après avoir financé les Palestiniens dans leur guerre contre le Liban, pendant des années, l’intérêt soudain de l’Arabie Saoudite, pour la population libanaise, apparaissait comme douteux. Cependant, beaucoup de gens ont accouru pour rôder autour de cette sphère de l’argent à laquelle, malheureusement, le Libanais est sensible, et devant laquelle il risque fort de faiblir. Bachir a eu tout de suite ses antennes en alerte, car pour lui c’était un argent qui sentait mauvais. J’ai entendu de mes propres oreilles Bachir dire que Hariri, et son argent, représentait le plus grand danger pour le Liban. Ton père était hanté par son désir de combattre la corruption, et il avait devant les yeux les résolutions du Congrès Islamique de Lahore.

Lorsque Bachir, à la veille des élections présidentielles, a été invité à se rendre en Arabie Saoudite, un chèque en blanc lui avait été présenté. Bachir y a répondu en remplissant ce chèque par le chiffre « l0.452 Km2 ». C’était pour dire qu’il refusait l’argent, et qu’il tenait à tout le Liban, dont il ne céderait pas un pouce aux Palestiniens.

Traditionnellement, il y avait un Pacte National conclu entre les Maronites et les Sunnites du Liban, depuis l’indépendance. Ce pacte ne tenait pas compte de la communauté chiite qui était marginalisée jusque-là. Cependant en politique, rien n’est immuable. Une évolution de la situation peut apporter des modifications aux alliances. Et lorsque Bachir disait que le Pacte National était défunt et définitivement enterré, il entendait justement parler de cette entente avec les Sunnites, dont il avait fait pourtant l’effort de se rapprocher, comme je l’ai dit plus haut.

Entretemps, la communauté chiite avait commencé à émerger avec l’Imam Moussa Sadr, qui a créé le Mouvement des Déshérités, AMAL. L’Imam Sadr a initié ce mouvement de conscientisation, pour affirmer la présence de la communauté chiite sur l’échiquier libanais, et pour réclamer ses droits jusque-là inexistants ou presque. La communauté chiite avait déjà évolué ; elle avait ses intellectuels, ses nombreuses carrières libérales et un taux d’alphabétisation qui avait rejoint la moyenne nationale.

La Mouvement AMAL, qui était jusque-là la seule institution à représenter les Chiites au Liban, sous la houlette de l’Imam Sadr, refusait déjà l’implantation des Palestiniens. Soudain, l’Imam Sadr disparut, alors qu’il était en visite officielle en Libye. Il faut rappeler que la Libye était, à ce moment-là, très impliquée dans la guerre du Liban, aux côtés des Palestiniens. La Libye avait même envoyé des combattants au Liban. L’Imam Sadr, aurait-il disparu parce qu’il avait rejeté l’implantation des Palestiniens au Liban ? Une question qui reste encore sans réponse.

Bachir n’a pas cessé da crier, en toute occasion, son refus de l’implantation des Palestiniens. Nous avons toujours été sensibles, humainement, au problème des Palestiniens. Mais sur le plan politique, la fragile composition démographique du Liban nous poussait, et nous pousse toujours, à rejeter par tous las moyens leur implantation. D’ailleurs, les deux communautés qui out été successivement agressées par les Palestiniens sont la communauté chrétienne et la communauté chiite.

Entre les Sunnites, qui ont intérêt à implanter les Palestiniens au Liban, et les Chiites qui refusent cette implantation, Bachir a vu que l'intérêt objectif des Chrétiens était dans un rapprochement avec la communauté chiite. D’ailleurs en 1982, ce sont les Chiites qui ont élu Bachir, et non pas les Sunnites, ce que tout le monde a l’air d’avoir oublié, aujourd’hui. Bachir voulait renverser toute la donne, en nommant Kamel El Assaad Premier Ministre, au lieu d’un Sunnite. Kamel El Assaad était Président du Parlement au moment de l’élection présidentielle qu’il a lui-même orchestrée. Les députés sunnites avaient boycotté l’élection de Bachir, qui a eu lieu après la visite de ce dernier en Arabie Saoudite. Faut-il voir un lien entre ces deux faits ? L’Arabie Saoudite, qui a toujours soutenu les Palestiniens et qui a toujours voulu leur implantation au Liban, a-t-elle compris que Bachir ne se soumettrait jamais à son plan, et qu’il n’était pas du tout « achetable », même par un chèque à blanc ? L’Arabie Saoudite aurait-elle intimé aux députés sunnites de boycotter l’élection de Bachir ? D’après le contexte, c’est fort probable. Car c’est Saëb Salam qui était le chef de file des députés sunnites. Il avait eu beaucoup de sympathie pour Bachir. Cependant, Saëb Salam était connu jusque-là pour être l'homme de l’Arabie Saoudite au Liban, les Makassed étant l’incarnation de la confiance que les Saoudiens lui faisaient. Et, malgré sa sympathie pour Bachir, Saëb Salam a du boycotter l’élection présidentielle. Il est difficile d’innocenter l‘Arabie Saoudite des événements tragiques survenus à cette période de la guerre. Le Royaume ne voyait pas d’un bon oeil l’émergence de la communauté chiite au Liban, grâce à la stature d’un homme comma l’Imam Moussa Sadr. L’Arabie Saoudite, qui avait versé des sommes colossales pour financer la guerre des Palestiniens contre les Chrétiens du Liban, ne pouvait pas voir d`un bon oeil un jaune Leader chrétien, comme Bachir, dire non à ses projets.

Qui a tué Bachir ? C’est-à-dire, qui a été le commanditaire de ce crime ? C’est la première tâche à laquelle tu devrais t’atteler, mon cher Nadim, pour découvrir la vérité. L’assassinat de Hariri n’est pas du tout plus important que celui de Bachir. Après la mort de Bachir, le premier souci d’Amine a été de revenir à la formule ancienne, au Pacte National de 1943, conclu entre les Maronites et les Sunnites. Amine a voulu saper tout le travail fait par Bachir. Il a voulu marginaliser de nouveau la communauté chiite. J’étais à Paris, un ami de Beyrouth Ouest m’a appelée pour me dire « s’il te plaît, tu dois intervenir, car Nabih Berri, chef d’AMAL, a demandé un rendez-vous au Président Amine Gemayel, depuis trois mois déjà, et Amine refuse de le recevoir ». Cet ami croyait que je pouvais faire quelque chose auprès d’Amine ; il ne savait pas qu’il suffit da dire blanc à Amine, pour qu’il opte pour le noir.

D’ailleurs, Amine n’a pas tardé à engager une bataille contre les Chiites, dans la banlieue Sud de Beyrouth, provoquant la scission de l’Armée ; ce que l’Histoire ne lui pardonnera jamais. De nombreux officiers de l’Armée étaient contre cette bataille, dont ils craignaient les conséquences pour l’avenir du Liban. Amine avait déjà « brisé la cruche ».

Jusque-là, il n’y avait pas de Hezbollah au Liban. Devant la politique d’Amine Gemayel envers la communauté chiite, et devant le mépris qu’il avait envers les chefs de cette communauté, l’Iran est venu à la rescousse, pour offrir son aide à la communauté chiite qui se trouvait en danger, doublement encerclée, d’un côté par les Palestiniens, et de l‘autre par le pouvoir en place. L’émergence de la communauté chiite, qui s’ensuivit, s’explique également par les grands bouleversements survenus dans plusieurs régions du monde. Il y avait eu la Révolution Islamique de 1979, en Iran. La guerre d’Afghanistan contre l’ex-Union Soviétique, dans les années 80, nous a laissé en héritage une exacerbation du facteur religieux sunnite entretenue par les Wahabites de l‘Arabie Saoudite, qui étaient les bailleurs de fonds de cette guerre, à la demande du pouvoir américain de l’époque.

Je dois t’avouer, ici, mon sentiment de frustration permanente, depuis que j‘ai pris conscience que les petits pays ne pourraient jamais avoir accès au pouvoir de décision réservé aux grandes puissances. Malgré notre intelligence, nous pouvons au mieux faire une bonne analyse de la situation, à la lumière des informations auxquelles nous pouvons avoir accès ; essayer de comprendre les desseins des grands de ce monde, afin de mieux voir l’intérêt de notre petit pays sur l’échiquier international, pour tenter d’infléchir certains complots. Ceci est plus qu’un constat, c’est un paramètre constant de la politique des petits états. D’ailleurs, je n’ai jamais cessé d’exprimer à Bachir ma frustration à ce niveau.

Ainsi, une fois que la victoire contre les Soviétiques était assurée, les islamistes, qui avaient été fanatisés contre le Grand Athée pour pouvoir le vaincre, se sont retournés contre leurs alliés américains, au grand dam de ces derniers. Depuis, les Américains se sont penchés sur l’étude de ce phénomène, pour mieux établir leurs stratégies, car il y allait de leurs intérêts dans le monde islamique.

Il y a deux constantes, dans la stratégie américaine pour le Proche-Orient, qui demeurent immuables jusqu’à nouvel ordre, quelles que soient les variations des autres paramètres qui entrent en jeu, à tel ou tel moment d’une trajectoire, ou dans telle ou telle autre circonstance. C’est l’énergie, qu’il faut assurer pour la prospérité économique de l’Occident, et la sécurité d’Israël. Les deux constantes ne devant pas être liées, aux yeux des Américains, étant donné que la plus grande réserve d’énergie se trouve dans des pays musulmans, et que ces derniers sont en conflit avec Israël.

Une première étude confirmait la nécessité de faire évoluer l’Islam, pour le rendre plus ouvert et plus accessible à la civilisation occidentale ; non pas tant par altruisme, que par intérêt. De nombreuses études ont été faites par la suite par différents centres de recherches américains, sur l’évolution de la femme musulmane, car c’est à travers elle que la société pourrait accéder à la modernité. Des études plus poussées ont montré que l’Islam ne pourrait pas évoluer tant qu’il est prisonnier de la lettre, et tant qu’il n’accepte pas l’interprétation du Coran.

Le New York Times a publié une étude, en 2001 ; faisant un parallèle entre l’Egypte et l‘Iran, au niveau du Planning Familial. L’Egypte, travaillée par le fanatisme des Frères Musulmans, rejette toute initiative de Planning Familial, prétendant que le Coran l’interdit ; en conséquence, l’Egypte plonge, de plus en plus, dans un processus de paupérisation, avec un taux d’analphabètes en perpétuelle croissance, ce qui rend la situation sérieusement inquiétante. Tandis que l’Iran, qui a adopté le système du Planning Familial, sans complexe religieux, pour limiter les naissances, progresse vers la modernité, avec un taux d’analphabètes qui décroit d’année en année.

La conclusion do toutes ces études aboutissait à la nécessité d’encourager le Chiisme pour faire évoluer l’islam vers la modernité ; car le Chiisme accepte l’interprétation du Coran. C’est une thèse qui a été adoptée par dés néoconservateurs qui voyaient la nécessité d’un changement de cap, pour se rapprocher des Chiites aux dépens des Sunnites ; même si, jusque-là, l’Arabie Saoudite a été le principal allié des Usa dans le Golfe. Le 11 septembre n’avait pas encore eu lieu. Et le choix de l’Irak était déjà dans le tiroir, pour plusieurs raisons qui n’ont rien à voir, bien entendu, avec les armes de destruction massive qui se sont révélé être un faux prétexte.

L’Irak est à majorité chiite, et cette majorité avait été lâchée une première fois par les Américains, on 1991, sous les pressions saoudiennes ; il fallait la récupérer. L’Irak a aussi des réserves importantes de pétrole, qui peuvent permettre de réduire la dépendance énergétique par rapport à l’Arabie Saoudite dont émane cet Islam fanatique. L‘Irak a enfin un dictateur dont il faut finir. Il ne restait plus que le prétexte d’un moment opportun pour y aller. Lorsque le 11 septembre eut lieu, les acteurs de cette catastrophe se sont révélé être tous des Sunnites, en majorité des Saoudiens, Wahhabites de surcroît. Il ne fallait qu’un tour de table pour que les néoconservateurs sortent leur théorie pro chiite et la soumettent au Président des Usa. C’est ainsi que la décision d’une guerre contre l’Irak a été prise. Aux yeux des Américains, c’était une guerre en faveur des Chiites de l’Irak.

Cependant, comme a dit un jour Churchill, « seule une grande puissance, comme les Etats-Unis, peut se permettre d’entreprendre plusieurs tentatives de solutions à un problème, avant d’en trouver la bonne ». C’est-à-dire seule cette grande puissance que sont les Usa peut supporter le prix de ses tergiversations, de ses atermoiements, de ses renversements d’alliances, et de ses expériences sur le terrain, en attendant de trouver la bonne solution à un problème.

C’est exactement ce que les Américains ont fait en Irak et avec l’Arabie Saoudite ; des tergiversations dont nous avons payé le prix au Liban. Au début, les Américains ont foncé avec les Chiites en Irak. Avant d’asseoir définitivement un nouveau gouvernement qui prenne en charge le pays, l’Arabie Saoudite a senti le danger de se voir entourer par deux puissances régionales chiites, l’Irak et l’Iran. La panique des Saoudiens les a poussés à dépenser des fortunes, aux Usa, la hausse du prix du pétrole aidant ; des sommes payées aux différents lobbies pétroliers qui ont des contingences avec certains néoconservateurs. Ces derniers ont été partagés en deux groupes : d’une part, ceux qui ont maintenu leur option pro Chiite et qui voulaient rapidement pacifier l’Irak, en installant au pouvoir la majorité chiite alliée aux Kurdes ; d’autre part, ceux qui ont été acquis à l’Arabie Saoudite, et qui voulaient la satisfaire en freinant les relations avec les Chiites ; ce qui a implanté le chaos en Irak.

Ce chaos a permis à Riyad d’y expédier tous ses islamistes fauteurs de trouble. Ainsi on n’a plus entendu parler d’attentats en Arabie Saoudite. Cependant, l’évolution tragique de la situation en Irak et les pressions internes aux Usa ont fait prévaloir à nouveau le rapprochement avec les Chiites. C’est ainsi que le lobby pro Chiite a repris le dessus, à Washington, avant même les élections présidentielles américaines. Déjà McCain avait pris position pendant la campagne électorale contre la politique guerrière de Bush. Quant à Obama, il s’est exprimé ouvertement, en faveur du dialogue avec l`Iran, mettant fin aux tendances guerrières.

A la lumière de ces atermoiements, que seule une grande puissance comme les Usa peut se permettre sans trop de dégâts, comme le disait Churchill lors de la Seconde Guerre Mondiale, on comprend mieux les séismes qui en ont découlé ailleurs, surtout dans les pays concernés par ces enjeux confessionnels. C’est ainsi que le Liban a été déchiré pendant ces quatre dernières années, à cause de certains responsables libanais qui s’étaient faits les instruments de la politique américaine, alors que d’autres ne faisaient plus confiance à cette politique, par expérience. C’est ainsi que les Libanais ne savaient plus à quel dieu se vouer, tellement les secousses successives du séisme irakien se répercutaient avec force dans ce petit pays fragile, qui a tout intérêt à rester neutre, à l’abri des grands bouleversements.

Le nouveau rapport de la CIA, qui a été publié dans un livre écrit par Alexandre Adler, « Comment sera le monde en 2025 ? », prévoit la possibilité d’une alliance future irano-irakienne, sous l’égide des Usa. Cette alliance permettrait d’assurer l’écoulement du pétrole vers l’Occident, à travers un Golfe Persique dont la sécurité serait assurée par l’Iran. Cette alliance ferait le pendant à l’influence saoudienne. Téhéran serait admise dans le club des pays nucléaires, créant un équilibre stratégique avec le nucléaire du Pakistan qui a été financé par l’Arabie Saoudite. Il est certain que dans un tel schéma, s’il venait à se réaliser, l’Arabie Saoudite ne serait pas satisfaite ; d’autant plus qu‘elle craint sa propre communauté chiite, qui détient les régions pétrolières du Royaume.

On sait que les Américains sacrifient facilement leurs amis quand il s’agit de leurs intérêts supérieurs. Quand ils tendent la main à l’Iran, ils ont affaire à une civilisation et à une diplomatie vieille de deux mille cinq cents ans, alors que l’existence de l’Arabie Saoudite, en tant qu’Etat, n’a même pas un siècle d’âge. L’Arabie Saoudite Wahhabite, qui se plaint du nucléaire iranien parce qu’il est chiite, oublie qu’elle a financé, secrètement, le nucléaire pakistanais. De plus, les attentats du 11 septembre sont toujours présents dans tous les esprits aux Usa, avec le sentiment tacite qu’ils seront vengés de la meilleure façon. C’est ainsi, selon eux, que l’Islam fanatique devrait payer. Dans une situation internationale en perpétuelle mouvance, il nous faut donc savoir tirer les conclusions adéquates qui pourraient servir notre petit paradis, le Liban. Deux remarques préliminaires s’imposent, et je les poserai sous forme de questions.

Si tous les Chrétiens libanais avaient accepté d’être le jouet des revirements politiques américains, comme ce fut le cas en Irak, ne serions-nous pas tombés dans le piège d’une guerre civile sunnitochiite dont les Chrétiens auraient payé le prix, comme en Irak ? C’est donc le rapprochement entre les Chiites et les Chrétiens qui a sauvé le Liban d’une guerre civile mortelle. Si l’alliance avec les Chiites garantissait aux Chrétiens une majorité parlementaire qui restaurerait l’autorité et les prérogatives du Président de la République, devons-nous la refuser, simplement pour plaire à Hariri et au régime Wahhabite d’Arabie Saoudite ?

C’est là où je ne comprends pas l’attitude des responsables chrétiens qui marchent, aveuglément, avec Hariri, tout en prétendant servir les intérêts supérieurs de la communauté chrétienne. La seule explication plausible est celle, notée plus haut, selon laquelle l’implantation des Palestiniens serait un prétexte pour que Geagea revienne à son violon d’Ingres à savoir le partage du Liban. Le jeune Sami Gemayel n’a-t-il pas lancé, dernièrement, un ballon d’essai, à ce propos ? Aurait-il déjà été endoctriné dans ce sens ? Est-il encore besoin d’expliquer aux Chrétiens que le partage du Liban ne peut guère répondre ni à leur Message d’Amour, ni à leurs besoins vitaux ? Sans parler de la sécurité dont aucun moyen technique moderne ne peut garantir la pérennité, s’il n`y a pas volonté de coexistence et de convivialité, entre les différentes communautés, dans le respect mutuel des croyances et des libertés. Il faut observer, objectivement, ce qui se passe au Liban.

Aujourd’hui, Hariri prend en otage la communauté sunnite tout entière. Je sais pertinemment que les familles sunnites ne sont pas du tout contentes, ni convaincues de ce que fait Hariri. Leur longue expérience du Liban et les multiples épreuves de la guerre qu’ils out vécues et partagées avec leurs concitoyens chrétiens ont fini par les rendre sages et modérés, à l’opposé du fanatisme wahhabite qui motive Hariri. En définitive, Hariri n’a réussi à rassembler autour de lui qu’une minorité d’intellectuels, alors que la grande majorité de ceux qui le suivent sont des mercenaires. D’ailleurs Hariri demeure un produit importé que la société libanaise ne pourra jamais intégrer.

Aujourd’hui, les Sunnites du Liban, aussi bien que les Chiites, sont plus que jamais attachés au Liban à visage chrétien, car ils savent que c’est ce visage chrétien qui peut préserver le Liban dans sa formule civilisée de pluralisme et de coexistence, à long terme. Le Sunnite libanais a toujours été différent de tous les Sunnites des autres pays arabes ; il est plus cultivé, plus ouvert, plus modern, et plus raffiné.

Qu’est-ce qui pousse l’Arabie Saoudite à dépenser des milliards de dollars, au Liban, pour de simples élections parlementaires, si ce n’est le danger ressenti, face à ce grand changement de cap, dans la politique américaine ? L’Arabie Saoudite cherche, par tous les moyens, à se rendre encore utile aux Américains et aux Israéliens, pour retrouver une place sur leur échiquier politique et tenter de sauver sa tête. En se proposant de gagner une majorité parlementaire sous la coupe de Hariri, l`Arabie peut promettre aux Américains et aux Israéliens de faire voter des lois en faveur de l’implantation des Palestiniens au Liban, pour soulager Israël d’une part, et pour faciliter la relance du processus de paix au Proche-Orient, d’autre part. Ce qui permettrait de parvenir à une solution au problème palestinien, plus facilement ; mais aux dépens du Liban.

Est-il encore besoin d’expliquer le danger du fanatisme que nous exporte l’Arabie Saoudite, non seulement avec les groupes islamistes qu’elle nous expédie, et que Hariri finance, mais aussi avec tout le travail de sape systématique qui a déjà été adoptée dans l’Administration, au niveau de l’emploi et des postes vacants de première catégorie, qui ont été arrachés aux Chrétiens, au fur et à mesure, pour être attribués à des Sunnites et ce depuis l’avènement de Rafic Hariri lui-même au pouvoir ?

Est-il encore nécessaire d’expliquer comment l’implantation des Palestiniens provoquerait un déséquilibre démographique, qui ne tarderait pas à être traduit par un changement de la constitution, non pas autant en faveur des Sunnites libanais, qu’au profit d’une loi islamique qui serait imposée par l’Arabie Saoudite Wahhabite ?

Il m’a été dit, à Washington, il y a presque dix ans, que le Liban devrait accumuler une dette de 60 milliards de dollars, jusqu’à ce qu’il devienne incapable d’en payer même les intérêts. C’est à ce moment-là que des pressions internationales seront faites sur le Liban, pour qu’il accepte l’implantation des Palestiniens en contrepartie de l’annulation de sa dette. On comprend pourquoi Siniora est tant soutenu par les Américains, car il est le véritable architecte de cette dette, depuis le vivant de Rafic Hariri.

A la lumière de ces grands changements qui vont dessiner l'avenir, on constate que c’est de nouveau l’économie qui va de plus en plus gérer les relations entre les états, non plus sous forme de guerres autant que dans le cadre de grands ensembles régionaux.

A ce niveau, deux questions majeures s’imposent : Que ferons-nous avec nos voisins, puisque nous allons être condamnés à coopérer avec eux ? Et comment allons-nous exploiter l’eau, notre seule richesse naturelle ?

Le Liban a la malchance d’avoir deux voisins forts et gourmands. Pendant longtemps Cheikh Pierre disait que la faiblesse du Liban était sa force ; il voulait dire que le Liban n’avait pas l’intention d’agresser quiconque ; mais cette théorie s’est révélée fausse, parce qu'elle n’empêche pas les autres d’avoir des visées sur le Liban, bien au contraire. La neutralité de la Suisse a nécessité la militarisation de toute la société civile pour pouvoir la protéger ; pardon Cheikh Pierre !

Avec la Syrie, après de longues périodes de guerre et d’occupation, nous avons fini par avoir gain de cause, à cause de notre résistance qui a fait basculer tous les plans et les complots ourdis contre le Liban, même par les Américains, à l’époque, ce que tout le monde a l’air d’avoir oublié. Aujourd’hui la Syrie a reconnu, enfin, l’indépendance et la souveraineté du Liban. Nous avons obtenu l’échange de représentation diplomatique entre les deux pays ainsi que le dessin des frontières. C’est à nous, maintenant, d’assainir les relations politiques, dans l’intérêt économique commun. Je dirais ici que c’est le Liban qui sera le gagnant, étant donné que la Syrie représente un plus grand marché pour le Liban, que vice-versa. C’est à nous de savoir en profiter.

A propos de résistance, je te conseille de lire un livre écrit par Henry Kissinger intitulé « Les années orageuses », dans lequel il explique comment les 500.000 soldats américains parachutés au Vietnam n’ont pas réussi à briser la résistance d’un petit people attaché a sa terre ; et ce malgré tous les moyens technologiques utilises face à une population presque dépourvue. C’est un peu notre cas. Il raconte aussi dans ce livre, les erreurs, les fautes, et les déboires de la politique américaine, donnant quelques leçons dont nous pourrions profiler.

Quant à Israël, nous n’avons pas encore fini de résoudre nos problèmes avec lui. Cela m’amuse de voir certaines personnes préférer l’amitié d’Israël à celle de la Syrie ; comme si Israël faisait de la politique avec des sentiments. Israël s’est toujours appuyé sur la logique de la force, dans sa manière de traiter avec les autres ; il ne respecte d’ailleurs que le fort qui est en face de lui. Tout le monde sait qu’Israël a l’oeil sur l’Eau du Liban, et plus particulièrement l’eau du Litani. Jamais Israël ne se serait retiré du Liban sans la résistance des Chiites qui l’ont harcèle, pour défendre leur terre. Et je te dirai même plus, sans la force du Hezbollah, aujourd’hui, Israël reviendrait au Liban demain matin, et non pas demain soir.

Bien entendu, tout le monde souhaiterait que cette force soit entre les mains de l’Etat, c‘est-à-dire qu’elle soit intégrée dans le cadre de l’Armée Libanaise. C’est ce sur lequel il faut travailler sérieusement, avec une approche objective, et non pas avec un esprit de vengeance. Mais je dois t’avouer que j’ai ma petite idée là-dessus. Etant donné le manque de confiance actuel entre les Chiites et les Sunnites, à cause du comportement de Hariri qui est totalement assujetti à la politique wahhabite de l’Arabie Saoudite, il me semble difficile que le Hezbollah livre sa tête à un gouvernement de Taëf régi et supervisé par Hariri.

Par contre, si le Président de la République retrouve ses prérogatives constitutionnelles d’une part, et prenant en considération d’autre part le climat de confiance qui a été établi entre les Chrétiens et les Chiites, je vois très bien le Hezbollah accepter d’intégrer ses combattants dans l’Armée. Il faut nous rappeler que le Hezbollah s’est transformé en parti politique, il y a une dizaine d’années déjà ; il savait qu’un jour ou l’autre la guerre serait terminée, et qu’il lui faudrait revenir au jeu démocratique de la vie politique.

Par ailleurs, on ne veut pas voir combien le Hezbollah a évolué ces dernières années. Il ne parle plus de république islamique. Il a accepté et signé un Document d’Entente, dans lequel il reconnaît le pluralisme du Liban, dans une Démocratie Confessionnelle, avec égalité des droits entre les communautés indépendamment de leur nombre. Il a demandé la reconnaissance, par la Syrie, de l’indépendance du Liban, le dessin des frontières, et la représentation diplomatique entre les deux pays. C’est ce qui a été fait.

On me dit, mais qui peut garantir que les Chiites respecteront cet accord, à l’avenir ? Je réponds, au moins les Chiites ont accepté, aujourd’hui, de signer un tel accord ; tandis que le courant Hariri m’a arraché, hier, toutes mes prérogatives, et refuse, aujourd’hui, ne serait-ce que de lire ce document avant de le rejeter.

Hariri est en train de financer et d’entretenir les groupes islamistes fanatisés contre le Christianisme, et qui se sont exprimés, ouvertement, à plus d’une reprise, dont l’attaque contre Achrafieh qui reste encore dans toutes les mémoires, sans oublier d’autres attentats que le gouvernement de Siniora veut absolument occulter.

Par ailleurs, lorsque je réfléchis aux problèmes économiques du Liban, je me pose la question suivante : Rafic Hariri était un excellent entrepreneur. Il avait le sens des affaires. Il a réalisé des projets grandioses et rentables pour sa propre société. Comment n’a-t-il pas songé, une fois Premier Ministre, au projet essentiel pour le Liban, bien plus important que la construction du centre ville, le seul projet vital, et rentable surtout, qui pourrait assurer et garantir 1’avenir économique du pays à savoir l‘Eau ? D’autant plus que tout le monde sait que le problème de l’eau suscitera des conflits, dans les prochaines décennies, partout dans le monde, et particulièrement au Proche-Orient.

Nous avions d’ailleurs entamé la question de l’eau, au temps de Bachir, et nous avions découvert plusieurs grands spécialistes dans ce domaine, à travers le monde, qui sont originaires du Liban. Bachir comptait faire appel à leurs compétences. Nous étions en 1982. Et depuis, aucun responsable n’a rien fait dans ce domaine, jusqu’aujourd’hui.

A la lumière de tout ce que j’ai emmagasiné dans mon coeur, depuis si longtemps, et que je t’ai servi d’un seul trait, tu comprendras pourquoi j’ai réagi violemment quand j’ai appris que tu te présentais aux élections sur la liste de Hariri. Le fils de Bachir Gemayel n’a besoin ni d’un chef de liste pour le soutenir à Achrafieh, surtout quand ce chef de liste est un Hariri, ni de l’argent de ce dernier.

Il est vrai que tu te retrouves aujourd’hui privé d’un double héritage, d’un côté le parti Kataëb monopolisé par Amine, et de l’autre les FL qui ont été spoliées par Samir Geagea. Mais tu es le seul au Liban à n’avoir pas besoin d’un centime pour faire ta campagne électorale, si toutefois tu te places du bon côté.

D’ailleurs, parce que tu es le fils de Bachir, tu ne peux pas te permettre n’importe quelle alliance qui trahirait les idées et les options de ton père, si toutefois tu tenais à lui rester fidèle. Tu ne devrais surtout pas laisser autrui profiter de ton héritage pour le détourner à son avantage. J'entends par cet autrui la famille Hariri.

Il est de mon devoir de te dire la vérité, a partir du moment où j’ai accepté de te parler de ce passé que j’ai partagé avec ton père. Si je ne t’avais pas écrit cette lettre, j’aurais eu du regret toute ma vie, et des sentiments de culpabilité envers toi ; mais j’aurais eu surtout le sentiment d’avoir trahi Bachir, ce que ma conscience ne me permet pas.

Mon cher Nadim, cette lettre représente un travail assez laborieux, en un temps record. J’ai voulu faire, en quelques jours, un tour d’horizon suffisamment large, pour mettre entre tes mains le plus d’informations possible. Ce qui veut dire l’importance que j’attache à ta personne et à ton avenir. Ce que tu représentes m’est très précieux, et je ne voudrais pas que tu fasses un faux-pas, à tes débuts. Car un faux-pas, en politique, peut être parfois mortel. Tu as amplement le temps de réfléchir, et j’espère que tu auras le courage de ton père pour être capable de faire un coup d’éclat, en prenant une décision capitale, à l’encontre de tous ceux qui te conseillent actuellement, pour te placer du bon côté, Ce n’est jamais honteux de dire qu’on s’est trompé, et de reconnaître une erreur. Au contraire, ce serait tout à ton honneur de revenir sur un mauvais choix fait à la hâte.

Tu as le devoir de te retourner vers ceux qui avaient accompagné ton père. Car si tu n’es pas capable d’être fidèle aux compagnons de Bachir, tu ne sauras jamais fidéliser tes propres compagnons. Mais aussi, tu as intérêt à rassembler autour de toi les anciens des Forces Libanaises, ceux qui ont aimé et travaillé avec ton père. Bachir avait créé des liens solides avec eux, car il savait être humble, à l’écoute et à la portée de chacun. C’est ainsi qu’on construit une popularité.

J’ai de la peine à imaginer que tu te présentes contre Massoud Achkar, à Achrafieh. Poussy a connu Bachir mieux que moi ; il était avec lui derrière les barricades sur les fronts ; il a partagé avec lui des temps forts, entre la vie et la mort, des moments qui créent des liens indéfectibles. Bachir ne serait certainement pas content de voir ce qui se passe au niveau de ta candidature. Il faut que tu aies le courage d’aller toi-même voir Poussy. C’est un geste qui te grandira et qui sera apprécié par toute la population. C’est ainsi que les grands hommes se comportent. C’est ce que ton père aurait fait. Tu parles avec Poussy directement, et tu t’entends avec lui, même s’il faut lui céder la place cette année, quitte à la reprendre ou la partager dans quatre ans. Tu auras ainsi plus de temps pour mûrir et pour mieux connaitre le terrain. Je suis sûre que Poussy a la noblesse du Coeur et tiendra sa promesse.

Et si tu as besoin de moi pour t’aider à faire cette démarche, tu sais déjà que je serais disponible pour toi, à condition que tu fasses les bons choix.

Bien à toi,
Lyna Elias,
Washington, le 02 avril 2009
Les Editions Libanaises




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